A. Confronté au transfert de la charge du risque : l’auto-exclusion

Centré sur l’exclusion bancaire considérée du seul point de vue de l’accès, les travaux britanniques ont permis de mettre en évidence différents mécanismes à l’œuvre. L’un d’entre eux correspond à ce que Kempson et al. (2000) nomme « self-exclusion » et que nous traduisons par auto-exclusion. Cela correspond au fait que certaines personnes « may decide that there is little point applying for a financial product because they believe they would be refused. Sometimes this is a result of having been refused personally in the past, sometimes because they know someone else who have been refused, or because of a belief that "they don ’t accept people who live round there" » (Kempson et al., 2000, p. 19).

Elle est considérée comme la première cause de non-accès au Royaume-Uni et peut mener à une absence totale de produits bancaires. En France, compte-tenu de la nécessité sociale de recourir à un minimum de produits bancaires, une telle extrémité est rarement atteinte. Le fait que certaines personnes se contentent d’utiliser leur compte comme une « boîte aux lettres financière » en retirant l’intégralité de leurs prestations dès leur versement pour en conserver une gestion en espèces, peut alors être vu comme l’une des formes les plus fortes de ce mécanisme.

Pour Kempson et al. (2000), l’auto-exclusion correspond à une anticipation, parfois erronée, de la part des personnes des pratiques de sélection des établissements de crédit. Elles ne se voient donc pas refusées par les prestataires, et certaines d’entre elles, si elles faisaient la démarche, seraient même probablement acceptées. Cette lecture de l’auto-exclusion met l’accent sur la responsabilité des clients eux-mêmes dans l’existence de difficultés d’accès mais elle n’en éclaire pas les différentes dimensions. D’une certaine manière, elle correspond même à un appauvrissement des études précédentes de Kempson et Whyley (1999). L’accent était mis sur l’abandon des clients de certains produits suite à un changement dans leur situation : brusque chute du niveau des ressources ou changement dans la situation familiale (séparation, divorce, décès du conjoint). L’absence de cette dimension dans la définition de l’auto-exclusion de Kempson et al. (2000) nous paraît très dommageable car les causes du désengagement sont au cœur du mécanisme à l’œuvre : l’anticipation des coûts liés aux difficultés d’usage.

Ne pas s’interroger sur les raisons qui poussent une personne à renoncer ou ne pas recourir à certains produits bancaires conduit à faire de l’auto-exclusion un simple prolongement de la sévérité des établissements de crédit en matière de sélection ou alors le résultat d’une absence de besoin. Cette seconde lecture est en parfaite adéquation avec la compréhension de la théorie économique des comportements des acteurs sur un marché : quand les demandeurs considèrent que les conditions d’équilibre ne sont pas satisfaisantes (les prix sont trop élevés), ils se retirent du marché. Anthony Santomero et John Seater (1997) s’inscrivent dans cette approche et ce faisant, ils ne s’interrogent ni sur la légitimité de ce coût considérant implicitement qu’il s’agit d’un équilibre concurrentiel, ni sur les conséquences de l’absence d’accès pour les clients. C’est également cette explication qui domine pour Daniel et Simon (2001) puisque, parmi les personnes n’ayant pas de chéquier, 72 % de la population globale et 63 % des allocataires de minima sociaux l’expliquent par le fait qu’ils n’en ont pas besoin. Pourtant nous avons vu que ces produits ont une utilité sociale forte. Comment expliquer alors qu’une telle proportion de personnes n’en disposant pas n’en a simplement « pas besoin » ? Si l’on creuse davantage, on s’aperçoit que derrière l’absence de besoin se cachent d’autres motifs.

Ainsi, à l’instar de nos propres observations au cours d’enquêtes de terrain, les auteurs expliquent en marge des données statistiques que « les bénéficiaires de minima sociaux expliquent plus souvent que s’ils n’en ont pas besoin, c’est parce que "ce mode de paiement n’est pas sécurisant" et même "difficile à gérer" » (Daniel & Simon, 2001, p. 66). De plus, ils notent que « l’absence de chéquier est souvent liée à une mauvaise expérience dans le passé mais [que] ceci n’est pas spécifique aux personnes en situation de pauvreté . Comme la population globale, elles sont environ 60 % à avoir eu un chéquier dans le passé alors qu’elles n’en possèdent pas actuellement » (Daniel & Simon, 2001, p. 65). Auto-exclusion et difficultés d’usage semblent donc extrêmement liées comme le confirme Gallou et Le Quéau (1999) a propos des personnes ayant subi une interdiction bancaire : elles sont ainsi 31 % à ne plus souhaiter recourir au chéquier afin de parvenir à changer de mode de gestion budgétaire et de limiter leurs risques de récidive.

Dès lors, les motifs qui président à l’auto-exclusion doivent être élargis. Aux côtés de l’intériorisation des critères de sélection des établissements de crédit, il est nécessaire de considérer également la peur due à la complexité d’utilisation des produits bancaires, et la crainte liée aux expériences passées négatives. Ces trois motifs d’auto-exclusion que nous avons identifiés 317 ont en commun de découler directement de l’anticipation de la survenue de difficultés d’usage. C’est évident pour les deux derniers. Ça l’est moins pour le premier mais ça le devient si l’on se souvient que la sélection pratiquée par les établissements de crédit a également pour fonction d’éviter les clients qui ne présentent pas la solvabilité suffisante pour assumer les surcoûts induits par les caractéristiques de la prestation de services bancaires.

Notes
317.

Ces trois motifs font échos aux mécanismes de construction de la confiance identifiés par Servet (1998).