C. Quelques leçons anglo-saxonnes « de terrain » à retenir

Nous avons largement souligné au cours de cette thèse que les comparaisons internationales, si elles sont indispensables, supposent d’être maniées avec précaution. C’est notamment le cas lorsque l’on s’interroge sur les évolutions à apporter à la réglementation de l’usure pour favoriser l’accès au crédit à la consommation notamment concernant les deux questionnements énoncés précédemment.

Les auteurs des différents rapports mentionnés raisonnent à partir des exemples anglo-saxons comme si les adaptations apportées au taux d’usure étaient la clef pour rapprocher le taux d’accès au crédit français de celui constaté dans ces pays. Elles permettraient l’extension de l’activité des établissements de crédit, principalement spécialisés, en direction d’une clientèle laissée de côté actuellement, sans modifier les caractéristiques des prestations mises en œuvre. Ceci revient à singulièrement simplifier la réalité du marché du crédit de trésoreriesubprime anglo-saxon. Si l’absence de taux de l’usure joue effectivement un rôle central (les taux pratiqués allant de 30 % à plus de 400 % (Collard & Kempson, 2005)), cela ne résume pas les pratiques des prêteurs. Il existe en fait deux types de prêteurs ciblant la clientèle subprime. Burton et al. (2004) les qualifient respectivement de « traditionnels » et de « complexes ». Tous deux profitent de la possibilité d’appliquer des taux d’intérêt élevés pour rentabiliser leur activité, néanmoins, leurs pratiques se différencient significativement tant du point de vue du public visé, du mode de connaissance des emprunteurs, et du modèle économique (tableau 28).

Tableau 28 : Prêteurs subprimes traditionnels et complexes
  Prêteurs subprimes traditionnels Prêteurs subprimes complexes
Public visé Hétérogénéité
Emprunteurs qui n’ont pas accès au crédit mainstream en raison de l’insuffisance de leurs ressources ou de leur mauvais historique de crédit.
Homogénéité
Emprunteurs avec un mauvais historique de crédit. Ce ne sont pas les emprunteurs à faibles ressources qui sont recherchés.
Mode de connaissance Jugement
La connaissance des emprunteurs se construit dans le temps (succession de prêts aux montants croissants) et par les contacts hebdomadaires à domicile pour la collecte des remboursements.
Cette proximité permet de détecter rapidement les difficultés ou besoins éventuels des emprunteurs.
Consolidation
La connaissance des emprunteurs est basée sur l’utilisation d’outils de scoring.
Gestion des difficultés passagères Pas de coût
En cas d’impossibilité de payer une échéance, les remboursements peuvent être rééchelonnés sans qu’aucun frais ne soit facturé.
Coûteux
En cas d’impossibilité de payer une échéance, des frais sont facturés.
Modèle économique Péréquation
La rentabilité de l’activité repose sur le niveau élevé des taux d’intérêt pratiqué et sur la répartition des coûts (notamment ceux liés aux incidents) sur l’ensemble des emprunteurs aux profils hétérogènes (niveau de risque, niveau de revenu, etc.).
Individualisation
La rentabilité repose sur le niveau élevé des taux d’intérêt et des frais facturés en cas de retard.
Elle tient également à la sélection d’emprunteurs dont les ressources sont suffisantes pour couvrir ces frais.

Sources : Élaboration personnelle à partir de Burton et al. (2004), Byrne et al. (2005), Collard et Kempson (2005).

La distinction entre ces deux types de prêteurs subprimes met en perspective les leçons tirées du secteur bancaire anglo-saxon considéré de façon homogène et offre deux enseignements Le premier tient à la démonstration qu’il est possible de faire un usage différent du surplus de revenus obtenu grâce à l’absence de taux d’usure.

Par l’usage qu’ils font des possibilités de facturation offertes par l’absence de taux d’usure, les prêteurs subprimes complexes (ceux implicitement considérés par les rapports précédents) s’inscrivent dans la continuité des pratiques des établissements de crédit spécialisés mainstream. Le surcoût est utilisé pour maintenir la rentabilité du prêt pour le prêteur en couvrant la prise de risque plus élevée. D’ailleurs, ces prêteurs ne ciblent que des emprunteurs suffisamment solvables pour supporter ces coûts. À l’inverse, les prêteurs subprimes traditionnels utilisent le surplus obtenu pour couvrir les coûts liés en partie à la réduction du risque d’incident. En s’appuyant sur un réseau d’agents implantés localement366, sur des interactions fréquentes sources d’interconnaissance et parfois de confiance367, et sur des produits aux caractéristiques appropriées aux besoins de personnes confrontées à la précarité (faibles montants, absence de frais de retard, remboursements hebdomadaires, etc.), ces prêteurs limitent la probabilité qu’un incident survienne. Le taux d’intérêt pratiqué finance en partie le suivi mis en œuvre368.

D’une certaine manière, la prestation proposée par les prêteurs subprimes traditionnels présente donc des caractéristiques plus adaptées aux besoins de ces emprunteurs que celle proposée par les prêteurs subprimes complexes. Toutefois, si l’une est plus adaptée que l’autre, aucune des deux n’est satisfaisante. Outre le suivi proposé, les prêteurs subprimes traditionnels recourent également pour se faire rembourser à la pression morale ainsi qu’à des modalités de recouvrement pouvant être particulièrement insistantes et humiliantes voire violentes. C’est ainsi principalement l’absence d’alternatives plus adaptées369 qui explique la fidélité de leurs clients. D’ailleurs, traditionnels ou complexes, ces prêteurs ne participent pas à l’amélioration de la sécurité et de l’autonomie financière de moyen et long terme de ceux qui y recourent « and thus may well be ensuring, albeit not deliberately, that many of their customers remain in long-term poverty » (Byrne et al., 2005, p. 32) 370.

Le deuxième enseignement de la distinction entre ces deux types de prêteur tient au rôle joué par la péréquation. Si l’on considère la manière dont les incidents de remboursement ont été intégrés au modèle économique de chacun de ces prêteurs, il apparaît que les choix sont diamétralement opposés. Dans le cas des prêteurs mainstreams et des prêteurs subprimes complexes, les emprunteurs qui rencontrent des difficultés paient des pénalités et subventionnent les « bons » payeurs alors que dans le cas des prêteurs subprimes traditionnels la péréquation s’opère dans l’autre sens : ce sont ceux qui ne rencontrent aucune difficulté qui subventionnent les autres (Leyshon et al., 2004).

Bien sûr, la limite ici est que la péréquation ne joue qu’entre emprunteurs aux ressources limitées. Néanmoins, cela souligne qu’elle est un mécanisme essentiel pour toucher une clientèle à la solvabilité limitée. D’ailleurs, le développement ces dernières années sur le marché subprime des prêteurs complexes ciblant les clients les plus solvables grâce à une individualisation des tarifs, met progressivement en péril le modèle économique porté par les prêteurs subprimes traditionnels. La concurrence accrue sur les clients aux revenus relativement les plus élevés et les plus stables empêche la mise en œuvre du mécanisme de péréquation favorisant alors l’exclusion des emprunteurs n’ayant pas ces qualités.

Ce constat fait écho à la réalité du mode de tarification français et aux conséquences éventuelles des évolutions apportées à la réglementation sur l’usure. L’argument qui en fait un moyen d’accroître l’accès des clients à risque en permettant aux prestataires de rentabiliser ces relations, doit être ainsi considéré avec prudence selon Bourdin (2006) : « Sans être dénué de toute justification , il semble ne pas pouvoir s’appliquer sans nuances. Surtout, il s’inscrit dans le contexte d’un fonctionnement du crédit caractérisé par une série de subventions croisées, qui en réduit l’efficacité » (p. 143).

Les différentes réponses dont il a été question au cours de cette section ont pour fondement théorique commun le mythe du marché autorégulateur : si l’on permet au marché bancaire de fonctionner plus « librement » grâce à l’information des consommateurs, à l’introduction de fichiers positifs, à la titrisation, ou à l’individualisation des prix pratiqués en fonction du risque, il devrait être possible d’atteindre une situation d’équilibre sans rationnement. Nous avons vu en quoi ces différentes solutions, bien que mettant l’accent sur des éléments essentiels, étaient particulièrement limitées et pouvaient aggraver les mécanismes d’exclusion à l’œuvre. Ce constat est confirmé par Carbo et al. (2005) qui soulignent que « US and UK experiences, then, with the post-deregulation "free market model" appear to provide some interesting, though disturbing insights. The main message seems to be that the free market model, by itself, may exacerbate the problem of financial exclusion. At the very least, it appears to increase the polarisation of financially included and excluded societal groups. At worst the free market model may also increase the numbers (sub-segments) of groups excluded as risk-based pricing becomes more sophisticated » (p. 139).

L’influence des fondements théoriques de ce « free market model » conduit à se focaliser sur la question de l’accès au détriment des difficultés d’usage et des spécificités de la prestation de services bancaires. Ainsi, le besoin de conseil est évacué au nom du principe selon lequel le recours du consommateur à ces produits est le résultat d’un choix rationnel et donc optimal. De même, la nature particulière des produits financiers qui en font une composante essentielle du lien social, est ignorée alors que, précisément, elle rend quasiment impossible de se passer de ces produits. Si l’on réintègre cette dimension, les questions du recours contraint à ces produits et des conséquences des caractéristiques de la prestation, des prix pratiqués ou des modalités de tarification en cas d’incidents, ne peuvent plus être évacuées. La régulation du secteur bancaire ne peut donc reposer uniquement sur un principe d’efficacité économique mais suppose que soient réintroduits des principes politiques.

Notes
366.

 Collard et Kempson (2005) indiquent ainsi que l’un des principaux prêteurs de ce type au Royaume-Uni dispose de 12 000 agents appuyés par un réseau de 300 agences. Elles soulignent également qu’un nouvel entrant sur le marché ne peut bénéficier de la prescription par le bouche-à-oreille et connaît généralement un niveau élevé d’impayés qui peut atteindre 30 % des prêts octroyés avant de parvenir à structurer son activité.

367.

 Il n’est pas rare que ces prêteurs développent des relations amicales avec leurs emprunteurs au point qu’ils disposent parfois des clefs de leur domicile (Byrne et al., 2005).

368.

Le suivi est particulièrement étroit au cours des 10-15 premières semaines pour les nouveaux clients (Collard & Kempson, 2005).

369.

 Byrne et al. (2005) soulignent que les clients n’ayant pas accès aux prêteurs mainstream mais pouvant accéder aux Credit Unions et aux prêteurs subprimes traditionnels, maintiennent souvent des relations avec ces deux types de prêteurs qui ne répondent pas exactement aux mêmes types de besoins.

370.

 Cela s’explique notamment par leurs coûts élevés relativement à d’autres formes de crédits y compris celles qui pourraient être accessibles à leurs clientèles (comme les Credit Unions notamment), l’incitation à emprunter en permanence qu’ils constituent (les agents étant payés à la commission), les pratiques de refinancement qui conduisent à une forme d’endettement permanent, etc. (Burton et al., 2004 ; Byrne et al., 2005 ; Collard & Kempson, 2005).