Conclusion de la partie III

Cette dernière partie a donné à voir comment se développaient et s’articulaient les difficultés bancaires d’accès et d’usage. En se basant sur les acquis des deux précédentes, elle a permis de montrer en quoi la rencontre des besoins d’une large partie de la population et les règles et normes d’accès et d’usage fixées par les établissements de crédit, se révélait insatisfaisante. Les besoins spécifiques des clients liés à leurs difficultés structurelles ou conjoncturelles sont en effet difficilement pris en compte par une prestation de services bancaires largement standardisée et automatisée.

D’un côté, ces clients ont particulièrement besoin de produits qui puissent être adaptés à leur situation mais également de conseils afin de parvenir à prendre des décisions qui ne soient pas principalement guidées par un sentiment d’urgence, de honte ou la méconnaissance des produits bancaires. De l’autre, précisément en raison de leur situation et de leurs besoins, ces clients représentent pour l’établissement de crédit un risque et un coût élevé. La prestation proposée réduit donc autant que possible le coûteux copilotage et lui substitue largement un dispositif technique destiné à maintenir la rentabilité de la relation établie. La qualité de l’output pour la banque prend alors le pas sur celle de l’outcome pour le client.

Le paradoxe de cette structuration de la prestation est qu’elle se justifie par des présupposés quant à la capacité de ses clients à tenir leurs engagements alors qu’elle les conduit précisément à l’adoption de tels comportements. À l’instar des vitres de protection longtemps présentes dans les agences bancaires qui favorisaient l’adoption de comportements agressifs de la part des clients, la dépersonnalisation de la relation et la politique tarifaire se traduit souvent par une mise en retrait du client qui tente de trouver par lui-même des solutions bancaires de court terme à ses difficultés. Cette stratégie est le plus souvent vouée à l’échec d’une part en raison de la complexité des situations et d’autre part en raison de l’absence de produits bancaires adaptés.

Les caractéristiques de la prestation produisent donc un effet aggravant pour la qualité de l’outcome pour le client mais parfois également pour celle de l’output . Les situations de surendettement pour lesquelles les crédits ont été multipliés suite à un accident de la vie sont l’illustration de l’incapacité pour le client et le banquier de trouver une solution négociée et adaptée aux besoins nouveaux qu’il faut satisfaire. Ces solutions ne sont pas toutes du ressort des établissements bancaires mais en revanche, c’est le cas de l’adaptation des conditions attachées aux crédits déjà souscrits (montant des mensualités, possibilité d’un moratoire, etc.) ou de la proposition de solutions négociées permettant de passer cette période difficile en évitant l’aggravation rapide des difficultés.

S’agissant d’une relation, les responsabilités sont donc partagées. Toutefois, il est question de responsabilité et non de culpabilité : les décisions du client et du banquier doivent être replacées dans leur contexte respectif. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est nécessaire de cibler en priorité les règles et normes bancaires d’accès et d’usage pour éviter que les difficultés bancaires ne viennent aggraver des difficultés professionnelles ou familiales préexistantes. Les stratégies bancaires de rentabilisation de ces relations et donc de préservation (pour ne pas dire de « maximisation ») de la qualité de l’output se font en effet au prix de difficultés plus grandes pour ces clients.

La mauvaise qualité du copilotage issue des choix organisationnels retenus par les établissements de crédit contribue ainsi directement au développement des difficultés d’usage. Elles peuvent n’avoir de conséquences que pour le client comme lorsque les frais bancaires s’accumulent grevant lourdement un budget déjà limité (mauvaise qualité de l’outcome), mais elles peuvent également atteindre le prestataire lorsque les crédits ne sont pas remboursés ou que les frais restent impayés (mauvaise qualité de l’output). Anticipant ces risques de difficultés d’usage, clients et prestataires mettent en place des stratégies destinées à les protéger autant que possible. Pour les clients, ce sera l’auto-exclusion et pour les professionnels, la mise en œuvre de procédures de sélection directe et indirecte. Ce sont donc bien les difficultés d’usage qui expliquent les difficultés d’accès. Il s’agit là d’un des résultats essentiels de cette partie. Il donne à voir précisément l’homogénéité du processus qui explique aussi bien le surendettement d’une personne que l’absence de compte d’une autre. Cela valide complètement notre définition du processus d’exclusion bancaire qui fait de l’absence de produits bancaires, de l’accès insuffisant ou du surendettement des manifestations distinctes d’un seul et même phénomène.

Cette situation où une partie de la population est exclue par les prestataires car elle n’est pas suffisamment rentable ou s’exclut d’elle-même parce que ce qui lui est proposé ne lui convient pas pourrait se résumer à un simple problème économique d’ajustement de l’offre et de la demande sur un marché. De ce point de vue les réponses généralement proposées dans les différents rapports portant sur le fonctionnement du secteur bancaire français vont dans ce sens : éducation budgétaire, fichier positif, remise en cause du taux de l’usure, titrisation… Toutes ces réponses tentent de repousser les frontières du marché pour y inclure une part plus large de la population en tenant compte de la contrainte de rentabilité. Mais étendre le marché ne résout pas le problème. Certes, cela apporte une réponse du point de vue des établissements financiers puisque ces différentes propositions – de manière très inégale – sont censées améliorer la qualité de l’output. Mais quid de la qualité de l’outcome  ? Que se passe-t-il pour ceux qui, une fois ces frontières repoussées, n’ont toujours pas la possibilité de participer à ce marché parce qu’ils sont toujours considérés comme insuffisamment rentables ?

C’est la limite de ces réponses : elles apportent une solution – imparfaite – à une partie des consommateurs mais elles ne satisfont en rien l’ensemble des citoyens. Les produits bancaires jouant un rôle essentiel pour mener une vie sociale normale, il faut trouver le moyen de satisfaire les deux : concilier l’économique et le politique. Jusqu’à présent, ce sont les conséquences de la mauvaise qualité de la prestation de services bancaires qui ont fait l’objet de toutes les attentions. Droit au crédit, service bancaire de base, commissions de surendettement, etc. sont autant de tentatives pour en limiter les conséquences pour les personnes et la société dans son ensemble. Il est indispensable à présent de s’attaquer aux causes : la qualité de la prestation de services bancaires. C’est là un autre des résultats essentiels de cette partie que de démontrer en quoi la lutte contre l’exclusion bancaire ne peut se dispenser d’une remise en question des conceptions de la relation bancaire en tant qu’échange sur un marché pour lui substituer une analyse en termes de relation de service. Cela est indispensable pour en comprendre les différents enjeux et mettre en lumière en quoi, cette amélioration suppose de passer par la régulation.

Aux vues de l’inefficacité des multiples chartes et autres engagements volontaires signés par les professionnels, et des conséquences d’une concurrence portant uniquement sur la rentabilité des différents établissements, il est indispensable de faire de l’inclusion bancaire une finalité pesant sur l’ensemble du secteur bancaire. Alors qu’aujourd’hui les pratiques favorables à l’inclusion bancaire sont considérées comme préjudiciables à court terme dans un contexte concurrentiel, une régulation adaptée doit permettre d’inverser cette situation en faisant peser les pratiques causes d’exclusion bancaire sur la rentabilité des établissements. Une telle évolution permettrait de concilier les effets positifs de la concurrence entre établissements tout en en contenant autant que possibles les effets négatifs sur la cohésion sociale. Pour cela, le développement de mécanismes liant évaluation et incitation-sanctionapparaissent comme étant les plus adaptés. D’une part, ils permettent de préserver la liberté des différents acteurs quant à la stratégie qu’ils souhaitent adopter et de faire jouer la concurrence entre établissements y compris au regard de ces objectifs d’inclusion bancaire. D’autre part, ils permettent d’aller au-delà des « frontières du marché » sans pénaliser les plus responsables grâce aux mécanismes de péréquation financière.

Si ce type de « régulation solidaire » n’est pas encore envisagé en France (c’est encore une fois une charte d’accessibilité bancaire qui a été adoptée en contre partie de la généralisation de la distribution du livret A), des exemples existent en Europe et aux États-Unis. De plus, le secteur bancaire français présente un certain nombre de caractéristiques qui rendent sa mise en œuvre crédible. Tout d’abord, la question de l’inclusion bancaire est un sujet dont se sont emparés les différents acteurs du secteur bancaire. Ensuite, de nombreuses expérimentations sont menées pour développer un accès approprié aux services bancaires pour les personnes rencontrant des difficultés. Elles font actuellement la preuve de leur efficacité tant au regard de leurs impacts pour les personnes que pour les établissements qui les mettent en œuvre. Enfin, le secteur bancaire français se caractérise par la diversité de statut de ses acteurs dont la majorité entretient des liens historiques et encore réels bien qu’affaiblis avec l’inclusion bancaire des particuliers.

Que ce soit l’établissement postal, les établissements coopératifs voire les crédits municipaux, tous à des degrés divers disposent déjà des savoir-faire pour s’investir efficacement dans cette perspective. La mise en œuvre d’une telle régulation bénéficierait ainsi de cette situation favorable pour produire ses effets. En retour, ces établissements trouveraient là un moyen de consolider les bases du « capitalisme coopératif » qui tentent de concilier efficacité économique et sociale. Pour cela, en s’appuyant à la fois sur le marché, l’État et la société civile, une régulation « solidaire » doit parvenir à réarticuler les trois principes d’intégration économique identifiés par Polanyi (1975, 1983) en subordonnant les principes de marché et de redistribution à celui de réciprocité. Sous une forme adaptée aux nouvelles contraintes concurrentielles et réglementaires qui doivent à présent s’envisager au niveau européen voire mondial (Jeffers & Pastré, 2005 ; Pastré, 2007), une telle régulation renouvellerait le pacte politique qui prévalait avant les années 1980 et qui avait bénéficié à la société dans son ensemble.