2. L’exclusion bancaire comme « pathologie » de la financiarisation

L’expression des capabilités repose sur la mise en œuvre de droits « marchands », « juridiques » et « élargis » et sur la possibilité d’honorer les obligations afférentes (Sen, 1993, 1999). L’un des résultats de cette thèse est d’avoir montré – à partir des travaux considérant la monnaie comme une institution sociale – comment les produits bancaires étaient progressivement devenus indispensables pour affirmer et honorer ces différents droits et obligations constitutifs de l’appartenance sociale d’une personne.

Que ce soit dans leur dimension horizontale (entre les membres d’une société) ou verticale (entre la société et ses membres), l’expression de ces liens de dettes/créances s’est progressivement vue contrainte par la nécessité de recourir aux produits bancaires. Cela a eu pour effet de modifier les modalités selon lesquelles les personnes affirment leur appartenance sociale mais également leurs modalités de gestion de l’incertitude (les prélèvements mensuels d’un crédit change potentiellement le rapport au temps). En retour, les produits bancaires eux-mêmes sont adaptés à ces finalités (l’utilisation de différents comptes pour cloisonner les flux financiers selon leur nature ou leur destination par exemple). Nous désignons ce processus qui voit les produits bancaires modifier les pratiques des personnes et être modifiés en retour par le concept d’appropriation bancaire dérivé de celui d’appropriation monétaire de Guérin (2000).

L’appropriation bancaire liée au recours indispensable aux produits bancaires découle directement de l’évolution du cadre institutionnel. Celle-ci correspond à une intensification de la financiarisation qui peut être définie comme un ensemble de contraintes à l’emploi d’instruments monétaires et financiers en évolution constante afin de satisfaire un éventail toujours plus large de besoins depuis la satisfaction de ceux quotidiens jusqu’aux besoins de promotion et de protection. De manière plus brève, elle correspond aux évolutions connues par l’arrangement institutionnel qui caractérise l’ordre monétaire d’une société donnée à un moment donné.

Le phénomène d’exclusion bancaire s’explique directement par cette intensification : plus une société est financiarisée, plus rencontrer des difficultés bancaires d’accès ou d’usage aura des conséquences sociales. Cependant, ce constat n’est pas tout à fait suffisant. Au sein de l’intensification de la financiarisation, il est également nécessaire d’en considérer la logique. Elle reflète la hiérarchie de valeurs (Aglietta & Orléan, 2002) d’une société donnée et correspond aux orientations politiques qui sont données indirectement à la financiarisation par les évolutions apportées à l’arrangement institutionnel. Ainsi, cette logique peut correspondre à l’un des trois principes d’intégration économique identifiés par Polanyi (1983) : le marché, la redistribution ou la réciprocité. Par exemple, la retraite par répartition et celle par capitalisation sont des expressions de l’intensification de la financiarisation mais la première est animée par le principe de redistribution alors que la seconde est clairement basée sur le principe marchand. L’avènement de la seconde illustre la montée des valeurs individualistes au sein de la société française et résulte de décisions politiques modifiant le modèle de protection sociale français.

Considérer la logique à l’œuvre est essentiel car celle-ci détermine largement les normes et règles d’accès et d’usage des produits bancaires. L’influence croissante de la logique individualiste et marchande a ainsi pour conséquence d’accroître l’ampleur des conséquences des difficultés bancaires de ceux qui ne parviennent à satisfaire ces critères. Parce que cette évolution donne aux produits bancaires un rôle croissant au détriment d’autres réponses financiarisées mais animées par une autre logique (le crédit qui se substitue aux remboursements de sécurité sociale par exemple), rencontrer des difficultés bancaires se traduits directement par une privation de capabilités.

Cette privation résulte de l’impossibilité de mettre en œuvre les différents types de droits et d’honorer les obligations afférentes. Elle tient également à la remise en cause de l’estime de soit et donc des prétentions légitimes de chacun. Une personne confrontée à des difficultés bancaires pourra refuser de demander de l’aide auprès des services sociaux ou à ses proches. Elle pourra également rompre certains liens amicaux afin de masquer ses difficultés. L’influence des difficultés bancaires sur les prétentions légitimes produit ainsi des conséquences directes sur l’amour-propre mais également indirectes sur les différents types de droits.

La domination de la logique marchande conduit à faire dépendre de manière croissante l’appartenance sociale d’une personne de sa solvabilité économique ou de son potentiel commercial évalué par les établissements de crédit. Cette évolution affecte profondément les modalités qui assurent la cohésion sociale et qui permettent la reproduction d’une société dans la mesure où elle soumet des dimensions toujours plus nombreuses de la vie de ses membres à une régulation marchande. Cette soumission induit une exacerbation des inégalités ainsi qu’une limitation des possibilités de leur remise en cause en raison de l’effet de « contrôle social » lié au recours contraint aux produits bancaires. L’exercice du droit de grève est par exemple plus délicat à mettre en œuvre car le renoncement à un certain nombre de jours de salaire est difficilement compatible avec les mensualités de différents crédits.

En ce sens, il nous paraît pertinent de faire le lien entre les évolutions que nous avons mises en évidence, et la « Transformation » et la « Grande Transformation » analysées par Polanyi (1983, 2008). En exacerbant les inégalités et en fragilisant les protections et les solidarités, la forme marchande de la financiarisation met à l’épreuve les différentes dimensions du lien social et donc l’avenir même des sociétés concernées. Si l’histoire se répète rarement à l’identique et s’il est peu probable de voir surgir les répliques exactes des régimes politiques dictatoriaux observés par Polanyi, il est néanmoins certains que les principes démocratiques seront fortement mis à l’épreuve par les conséquences de son intensification notamment par le pouvoir de séduction de politiques protectionnistes et/ou autoritaires qu’elles se développent à l’échelle nationale ou supranationale.

La conceptualisation que nous proposons du phénomène de financiarisation offre donc différentes applications possibles. Tout d’abord, elle invite à considérer les produits bancaires comme des produits ne pouvant être régulés selon une logique uniquement marchande. C’est déjà en partie le cas pour prévenir le risque systémique et ses conséquences mais l’analyse de la financiarisation permet de légitimer un peu plus l’intervention du politique et d’en étendre le champ d’application.

Ensuite, elle met en lumière que les réponses apportées aux problèmes bancaires ne peuvent être envisagées uniquement d’un point de vue technique. Ces questions sont également et inévitablement des questions politiques. Si l’on décide de mettre en œuvre des mesures permettant d’accroître l’accès au crédit pour les ménages aux ressources les plus modestes, il est indispensable de s’interroger dans le même temps sur l’effectivité des dispositifs collectifs de protection. Quand bien même les différentes réponses possibles participeraient toutes à une intensification de la financiarisation, il est nécessaire d’en distinguer les logiques et d’en comprendre les implications individuelles et collectives, horizontales et verticales.

Enfin, cet outil conceptuel qu’est le processus de financiarisation, conduit à éclairer des facettes souvent laissées dans l’ombre de l’exclusion sociale et de la pauvreté. Sans en renouveler totalement l’analyse, inclure la question de l’exclusion bancaire (et plus largement financière) offre une image plus complète des mécanismes à l’œuvre et favorise donc la pertinence des réponses apportées.