3.1. Conceptualisation de l’incertitude liée à la prestation de services bancaires

L’analyse des modèles développés par l’économie bancaire sur la base de celui de Stiglitz et Weiss (1981) a mis en évidence les limites d’une conceptualisation de la relation de crédit reposant sur les hypothèses d’opportunisme et d’asymétrie d’information. Aussi utiles soient-elles pour analyser certains foyers d’incertitude, ces hypothèses laissent totalement dans l’ombre l’incertitude du client quant au crédit lui-même. Tout au plus, la poursuite de la relation dans le futur et les conditions qui lui seront proposées sont une source d’incertitude.

Cette conceptualisation conduit à recourir à la consolidation pour réduire l’incertitude à laquelle fait face le prêteur en la traitant comme un risque. En confrontant cette analyse à celle des sociologues, il apparaît que le jugement est également un mode de réduction de l’incertitude qui intervient dans le cadre de la relation de crédit. L’hypothèse d’opportunisme en masque en grande partie la réalité. Toutefois, la lecture sociologique n’est pas beaucoup plus satisfaisante que celle de l’économie bancaire car elle reste prisonnière de l’hypothèse d’asymétrie d’information selon laquelle le prêteur n’a pas accès à l’information dont disposerait l’emprunteur. C’est finalement l’économie de la qualité développée par Karpik (1989) qui nous donne la solution : si consolidation et jugement sont articulés, c’est parce que l’incertitude découle en fait de l’opacité du produit c'est-à-dire de sa singularité .

Afin de montrer en quoi le produit de la relation bancaire pouvait être considéré comme opaque, nous avons élaboré une grille d’analyse en termes de prestation de services bancaires. Compte-tenu de notre objet d’étude, son intérêt est de considérer les différentes composantes de la prestation (comptes, moyens de paiement scripturaux, crédit, conseil, etc.) comme des « quasi-produits » qui s’articulent pour satisfaire les besoins du client. La prestation de services bancaires peut alors être définie comme le fait qu’un établissement de crédit qui possède ou contrôle une capacité technique et humaine, vende à sa clientèle de particuliers le droit d’usage de cette capacité pour une certaine période, afin de produire sur son budget des effets utiles. C’est ainsi le produit de la prestation de services bancaires qui a été l’objet de notre analyse.

En nous appuyant sur les travaux en économie des services et principalement sur ceux de Gadrey (1994a, 1994b, 1994c, 1994d, 1994e, 1996, 2003), nous avons alors montré en quoi le résultat de la prestation peut être considéré comme opaque. Il faut en effet distinguer deux « produits » de la prestation de services bancaires : l’output (l’octroi d’un produit) et l’outcome (la satisfaction du besoin). C’est sur la qualité de ces deux produits que porte l’incertitude mais seule celle portant sur l’outcome est liée à son opacité.

L’incertitude portant sur la qualité de l’output est celle considérée par l’économie bancaire. Elle porte sur le fonctionnement des « quasi-produits » de la prestation : la survenue de difficultés bancaires (impayés, refus d’un crédit à un client solvable, etc.) correspond à un output de mauvaise qualité. L’incertitude portant à la qualité de l’outcome tient à la satisfaction du client. La réduction des ressources liées aux frais bancaires ou l’incapacité à financer un projet suite au refus d’un crédit sont des exemples d’outcome de mauvaise qualité. Son opacité tient à la singularité des besoins devant être satisfaits et à la subjectivité de l’appréciation de sa qualité. Les hypothèses de l’économie bancaire conduisent à ignorer cette source d’incertitude dans la mesure où le client y est doté des capacités de s’assurer par lui-même de cette qualité.

Il apparaît ainsi qu’en ignorant l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome , l’économie bancaire ne peut proposer de discours pertinent sur l’exclusion bancaire. Pour cela il est nécessaire de lier les difficultés bancaires (output de mauvaise qualité) et les conséquences de ces difficultés sur les capabilités du client (outcome de mauvaise qualité). Il faut cependant souligner que la mauvaise qualité de l’output peut être invisible. C’est le cas lorsque les dysfonctionnements d’un crédit inadapté par exemple sont masqués par le transfert des difficultés sur les charges courantes : les mensualités disproportionnées sont alors honorées alors que les factures impayées s’accumulent. L’output est de mauvaise qualité dans la mesure où l’évaluation de la demande a été mal faite et le produit octroyé se révèle inadapté, cependant il n’y a pas de difficultés bancaires explicites.

Lutter contre l’exclusion bancaire suppose alors de prêter attention aux modalités retenues par les établissements de crédit. La consolidation permet de réduire celle portant sur l’output mais est sans effet sur celle portant sur l’outcome. Le jugement est efficace pour les deux types d’incertitude mais il est lui même porteur de ces propres foyer d’incertitude liés à la nécessaire collaboration du prestataire et du client. Cela est rendu particulièrement explicite par l’apport de la grille de lecture en termes de relation de service.

Toutefois, l’incertitude liée à ces interactions ne supposent pas de recourir à l’hypothèse d’opportunisme. Elle s’explique par l’hétérogénéité et l’impossibilité d’observer ex ante les capacités de traitement de l’information des parties prenantes de la relation (Knight, 1921). La multiplication des interactions entre le prestataire et son client peut réduire cette incertitude puisqu’elle rend possible la découverte de ces éléments mais également l’élaboration d’un langage commun et l’établissement d’une relation de confiance. Cette collaboration correspond au copilotage de la prestation, composante indispensable de la prestation. Le copilotage, en permettant la prise en compte de la singularité des situations, des pratiques et des besoins, peut réduire simultanément l’incertitude sur la qualité de l’output et de l’outcome. La limite d’une telle démarche personnalisée tient à son coût en temps et en personnel mais également à son caractère faillible : il n’est pas certain que la collaboration soit de qualité. Les établissements de crédit arbitrent donc entre la consolidation (recours aux outils de scoring principalement) et le jugement (copilotage) selon les perspectives commerciales de la relation établie.

Avant de voir les modalités et conséquences de cet arbitrage, il faut rappeler les résultats obtenus relativement à la question de l’incertitude. À présent, établissements de crédit et clients sont confrontées à l’incertitude sur la qualité de l’output et de l’outcome (abandon de l’hypothèse d’asymétrie d’information). Il existe deux modalités possibles de réduction de l’incertitude aux qualités distinctes : la consolidation et le jugement (remise en cause de l’hypothèse d’opportunisme). Il en découle que selon l’arbitrage fait par les établissements entre ces deux modalités, les caractéristiques de la prestation seront plus ou moins favorables au partage de la responsabilité de la réduction de l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome.