3.2. Influence de la contrainte de rentabilité sur la contrainte technique de réduction de l’incertitude

Le choix entre les modalités de réduction de l’incertitude disponibles et leur articulation découlent directement de la contrainte de rentabilité. La phase de « modernisation bancaire » qui débute au milieu des années 1980, se caractérise par des transformations profondes de l’environnement bancaire. Les principales sont l’intensification de la concurrence et le développement de nouveaux outils informatique. Ces outils sont alors mis au service de l’objectif de rentabilité dont la prédominance découle de l’évolution du cadre institutionnel propre au secteur bancaire sous l’influence de l’idéologie néolibérale.

L’activité bancaire connaît alors une transformation radicale de son paradigme : elle passe d’une logique où le banquier était un conseiller entretenant des relations de proximité avec ses clients, à une logique où il devient un commercial et où il n’a de rapports qu’avec des « segments de clientèle » par l’intermédiaire de l’information des bases de données de la banque et qu’analysent les logiciels ad hoc. La prestation de services bancaires est progressivement corsetée par les outils de scoring et de datamining, la segmentation de la clientèle, les procédures automatisées de traitement des incidents, les caractéristiques des produits, etc. Ces « dispositifs techniques  » (Cochoy, 2004b) sont la traduction de la « révolution quantitative » à l’œuvre au sein du secteur bancaire dont le discours marketing est le nouveau dogme.

Cette rationalisation de la prestation par l’introduction de ces dispositifs techniques, se heurte cependant à une limite : leur inefficacité pour réduire l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome. Les établissements de crédit ont donc développé des prestations de services bancaires différenciées selon le potentiel commercial supposé des clients. Lorsque la fidélité du client est un enjeu, l’établissement propose une prestation où la réduction de l’incertitude portant sur la satisfaction (outcome) est prise en compte. Dans ces cas-là, le copilotage domine les dispositifs techniques afin d’atteindre simultanément la qualité de l’output et de l’outcome. En revanche, lorsque le client ne représente pas un potentiel commercial suffisant pour que les bénéfices liés à sa fidélité couvrent le coût d’une relation de service de qualité, ce sont les dispositifs techniques qui corsètent la prestation. L’objectif de l’établissement est alors de s’assurer de la qualité de l’output c'est-à-dire de la rentabilité des « quasi-produits » vendus. Cela a des implications majeures pour les relations bancaires établies avec des clients jugés insuffisamment intéressant commercialement.

Tout d’abord, la réduction de l’incertitude portant sur l’outcome est transférée uniquement à la charge du client. C’est à lui de s’assurer que les produits utilisés sont adaptés à ses besoins. En réduisant drastiquement la place laissée au copilotage, les établissements de crédit rendent quasiment impossible pour leurs salariés la prise en compte de la singularité des besoins de la clientèle faisant face à des difficultés conjoncturelles ou structurelles. Ces clients ne bénéficient pas des conseils d’un expert pour choisir la réponse bancaire la plus appropriée à leurs besoins. La probabilité qu’ils fassent un choix inappropriée est alors accrue.

Ensuite, en limitant les interactions possibles et en en contraignant le cadre, cette rationalisation empêche l’établissement d’un langage commun et une relation de confiance. Reflétant les tentatives des personnes d’adapter les produits bancaires à la gestion de l’incertitude et l’expression de leur appartenance sociale (processus d’appropriation bancaire), leurs pratiques bancaires peuvent alors paraître irrationnelles aux banquiers en raison des règles et normes bancaires d’accès et d’usage. Cette irrationalité légitime les sanctions appliquées et réduisent encore la volonté éventuelle des banquiers d’établir une relation plus personnalisée. En retour, cela invite les clients à ne pas alerter leur banquier en cas de difficultés et à bricoler des « solutions ».

Enfin, les éventuelles difficultés bancaires rencontrées par le client participent à la rentabilisation du client. Jusqu’à un certain niveau (quand le client ne peut plus y faire face), les frais bancaires et autres agios ne sont pas considérés comme des signes de mauvaises qualité de l’output mais participent à la profitabilité de la relation à l’instar de n’importe quel autre « quasi-produit ». Ne recherchant pas la réduction de l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome, mais uniquement celle portant sur la qualité de l’output, les établissements de crédit propose une prestation largement standardisée occasionnant une réduction des capabilités d’une partie de ces clients. L’enjeu est alors pour les établissements de maintenir cette relation aussi longtemps que la solvabilité du client le permet. Cela ne signifie pas que le prestataire propose à dessein des caractéristiques de la prestation inappropriées pour créer ces difficultés, mais qu’il a intérêt à y remédier seulement lorsque cela risque d’affecter la qualité de l’output.

Notre grille d’analyse de la prestation de services bancaires met en perspective les mécanismes de l’exclusion bancaire en expliquant l’articulation de ces différentes composantes. Deux résultats principaux sont alors à souligner

Les difficultés d’usage sont la cause des difficultés d’accès. Les coûts induits par les difficultés d’usage causées par les pratiques des banquiers (rentabilisation) et des clients (mise en retrait), ne sont supportables que dans une certaine mesure. Pour l’établissement de crédit, la mauvaise qualité de l’outcome est acceptable tant que le client est supposé solvable. Lorsqu’il ne l’est plus cela dégrade la qualité de l’output. Pour le client, la nécessité sociale de recourir à ces produits rend ces coûts supportables jusqu’au moment où ils mettent en péril l’équilibre du budget. Dans un cas comme dans l’autre, au-delà d’un certain niveau, les deux parties tentent d’interrompre la relation ou d’éviter de la nouer. Ainsi, les établissements de crédit mettent en place des dispositifs de sélection directe (scoring) et indirecte (par la localisation des agences notamment) et les clients renoncent à utiliser certains produits quitte à supporter les conséquences sociales liées à cette absence d’accès (comme le coût des mandats postaux en l’absence de carte de paiement). Ainsi, c’est l’anticipation des coûts induits par les difficultés d’usage qui explique les pratiques (sélection et auto-exclusion ) à l’origine des difficultés d’accès.

Le niveau de risque d’un client est en partie conditionné par les caractéristiques de la prestation proposée et plus précisément par l’articulation de la consolidation et du jugement. Le jugement suppose la mise en œuvre d’un conseil personnalisé et d’un copilotage de la prestation dont le but est précisément d’évaluer quels sont les problèmes potentiels que peut rencontrer le client, de les prévenir et, éventuellement, de trouver avec lui des solutions appropriées lorsqu’ils surviennent. À l’inverse, la consolidation n’intervient que pour mesurer à partir du profil d’un client, la probabilité qu’il rencontre des difficultés mettant en péril la qualité de l’output. Autrement dit, le jugement permet de réduire la potentialité que ne surviennent des difficultés et ainsi accroît la qualité de l’output et de l’outcome , alors que la consolidation ne fait que mesurer la probabilité de difficultés affectant la qualité de l’output. Comme le montrent les expérimentations de microcrédit personnel et de médiation de proximité, une prestation personnalisée permet potentiellement d’obtenir des résultats bien meilleurs que ne le permet une prestation standardisée. Dès lors, notre grille d’analyse ouvre une nouvelle voie pour éviter les difficultés : agir sur les caractéristiques de la prestation en modifiant l’articulation entre consolidation et jugement.

Si cette analyse clarifie les termes du problème en montrant en quoi les modalités de réduction de l’incertitude sont au cœur du processus d’exclusion bancaire, il est toutefois indispensable pour en tirer des leçons pertinentes de ne pas délaisser la raison d’être de ces choix : la contrainte de rentabilité. Les établissements de crédit sont soumis à cette contrainte. Quand bien même une relation personnalisée permettrait à un client travaillant en intérim de rembourser un crédit sans incident, une telle perspective n’a d’intérêt que dans la mesure où elle est rentable. D’une part, le coût d’une relation personnalisée est supérieur à celui du recours au scoring. D’autre part, les incidents rencontrés par les clients font partie de la rentabilisation de la relation établie.

Cependant, la contrainte de rentabilité ne ferme pas la porte à toute remise en cause de la situation actuelle et donc a toute application opérationnelle de notre grille d’analyse. Tout d’abord, la diversité des stratégies commerciales mises en œuvre par les établissements de crédit au statut différent, montre qu’il n’y a pas une voie unique pour répondre aux besoins des particuliers. Que ce soit sur les modalités d’évaluation et de suivi des clients ou sur les caractéristiques des produits proposés, les banques françaises font aujourd’hui face à la nécessité de proposer des produits nouveaux et plus adaptés aux évolutions de la société.

Ensuite, les choix actuellement retenus par les établissements ne sont pas le résultat d’un processus obligatoirement efficient. Ils résultent également de la dépendance aux choix précédemment effectués, des comportements d’imitation, et des faiblesses quant à l’évaluation de l’efficacité des méthodes utilisées. En témoigne, les limites des outils de scoring qui ne peuvent être évalués qu’au regard des crédits qu’ils accordent. En témoigne également et surtout, les enseignements issus des Points Passerelle démontrant qu’il peut être économiquement plus intéressant pour l’établissement de répondre de manière personnalisée aux difficultés de certains clients. C’est sans doute du point de vue des réponses apportées par les procédures de recouvrement amiables ou contentieuses que les applications opérationnelles peuvent être le plus rapide que ce soit quant à leurs caractéristiques ou quant aux modalités d’évaluation des impacts obtenus (réduction de frais connexes, resolvabilisation des clients, etc.).

Enfin, la contrainte de rentabilité n’est pas inflexible. Il est également possible d’agir sur celle-ci. C’est alors la question du mode de régulation de l’activité bancaire qui est posée.