4. Pertinence des réponses existantes et nécessité d’agir sur le mode de régulation du secteur bancaire

Notre analyse a permis de montrer en quoi les causes des difficultés bancaires résultaient du caractère inapproprié de la prestation de services bancaires au regard de la qualité de son outcome. Elle invite donc à reconsidérer les réponses existantes quant à leurs effets sur ce caractère inapproprié.

Les réponses aujourd’hui apportées en France aux différentes facettes du processus d’exclusion bancaire tentent avant tout d’en limiter les conséquences pour les personnes. Que ce soit le droit au compte et le service bancaire de base ou les procédures de surendettement et celle de rétablissement personnel, elles ne parviennent qu’imparfaitement à limiter ces conséquences, et ne mettent pas en question leurs causes. En dépit de leur caractère indispensable, de telles réponses s’apparentent alors au châtiment des Danaïdes.

Agir sur les causes est cependant étroitement lié à la conceptualisation que l’on s’en fait. L’exclusion bancaire, contrairement à notre grille d’analyse, étant généralement assimilée aux difficultés bancaires, et les difficultés bancaires aux résultats des imperfections du marché comme l’enseigne l’économie bancaire, les réponses apportées visent exclusivement l’amélioration de la qualité de l’output. Elles peuvent alors être classées en trois catégories principales et complémentaires.

  1. Les premières visent l’amélioration de la qualité de l’information. Ces réponses passent par le recours à l’éducation financière pour les clients et au fichier positif pour les prestataires.
  2. Les deuxièmes portent sur les modalités de fixation du prix d’équilibre. Il est ainsi possible d’en permettre une fixation à un niveau plus élevé en modifiant ou supprimant le taux de l’usure ou de réduire les coûts supportés par les prêteurs en développant les mécanismes de titrisation.
  3. Les troisièmes, prenant acte de la nécessité pour l’ensemble de la population de recourir aux produits bancaires, estiment qu’une partie de la population ne peut être servie dans le cadre des règles du jeu marchand. Elles assignent alors à l’État de pourvoir à leurs besoins que ce soit par le biais d’un établissement dédié (« banque des pauvres ») ou d’une mission d’intérêt économique général (SIEG) remplie sans doute par l’établissement postal.

Chacune de ces catégories de réponses pointe avec plus ou moins de pertinence des dysfonctionnements ou blocages réels. Ainsi, il est certain qu’un niveau de connaissances bancaire plus élevé des clients pourrait les aider à faire des choix bancaires plus appropriés. Cependant, comme nous l’avons démontré, l’éducation financière à très peu de chance de produire le moindre effet de ce point de vue là. Les modalités d’appropriation bancaire et les situations dans lesquels ces décisions doivent être prises, supposent en effet les conseils d’un expert y compris pour les clients disposant d’un niveau élevé de compétences financières. Pour les autres réponses proposées, leur principale lacune tient à l’absence de prise en compte des conséquences sur la qualité de l’outcome.

La mise en œuvre d’un fichier positif risque d’accroître l’ampleur des conséquences des difficultés bancaires sur les capabilités sans véritablement réduire le développement des difficultés d’usage (au mieux, cela pourrait réduire l’ampleur de la dette). La suppression du taux de l’usure ou la titrisation se traduiront mécaniquement par un développement du surendettement dans la mesure où ces deux techniques réduisent le coût des difficultés d’usage supporté par les établissements. Dans ce cas, la question qui se pose est celle de l’arbitrage entre réduction des conséquences des difficultés d’accès et accroissement de celles des difficultés d’usage.

En omettant d’interroger les modalités de réduction de l’incertitude et en tenant pour donnée la supériorité des méthodes de consolidation , ces réponses n’explorent pas les améliorations pouvant être apportée au copilotage. C’est également le cas du troisième type de réponse qui conduit seulement à faire supporter par les finances publiques la mission d’inclusion bancaire. Si l’on intègre la problématique des modalités de réduction de l’incertitude retenues aux réponses portant sur le taux de l’usure ou la titrisation, on peut alors se demander pourquoi les latitudes financières dégagées par les établissements ne pourraient-elles pas être en partie investies dans le développement d’une relation plus personnalisée ? Le client paierait alors pour voir sa potentialité de faire face à des difficultés réduite plutôt que de payer pour couvrir le coût de cette défaillance pour l’établissement.

En tenant compte de la nature spécifique des produits bancaires et des causes identifiées de difficultés bancaires, il apparaît que le seul outil pertinent pour véritablement lutter contre l’exclusion bancaire tient au développement d’une régulation ad hoc. En effet, les différentes expérimentations de prestation de services bancaires qui tentent d’assurer un copilotage de qualité, donnent des résultats prometteurs en dépit de leur jeunesse. De ce point de vue, les Points Passerelle, âgés de dix ans, apportent la preuve de leur efficacité économique (ils engendrent un retour sur investissement positif) et sociale (ils apportent des réponses améliorant la qualité de l’outcome). Généralement, ces expérimentations correspondent à des partenariats entre un établissement de crédit et une structure de proximité que celle-ci tienne à une association, à un service social, ou à une structure créée par l’établissement lui-même. Cependant, elles pêchent toutes par le caractère limité de leurs résultats en termes d’ampleur. Ces réponses restent l’exception et elles ne modifient en rien la prestation de services bancaires de droit commun.

Ces expérimentations sont pourtant porteuses de potentialités de développement importantes. À condition qu’elles soient utilisées comme structures de recherche et développement par les établissements de crédit, elles peuvent simultanément apporter une réponse d’urgence à des personnes dont le besoin n’est pas satisfait de manière appropriée par la prestation de services bancaires standard, et donner les moyens à l’établissement de découvrir dans quelle mesure il pourrait satisfaire de manière rentable cette demande. C’est ce qu’il s’est produit pour les établissements bancaires américains et les minorités ethniques suite à l’introduction du Community Reinvestment Act en 1977. C’est l’introduction d’une régulation appropriée qui a rendu possible ce résultat.

Aux vues des expériences américaines et belges, les principes d’une telle régulation reposent sur le triptyque : évaluation, sanction, péréquation. En liant évaluation des pratiques des établissements bancaires (aux vues de la qualité de l’output et de l’outcome), incitation ou sanction lorsque ces pratiques se révèlent inappropriées, et péréquation en faisant en sorte que ceux ayant des pratiques inadaptées dédommagent les autres, l’objectif est de faire jouer la solidarité entre les différents acteurs du secteur bancaire au regard des conséquences négatives que leur activité engendre. Une telle régulation doit desserrer la contrainte de rentabilité et faire en sorte que l’adoption de pratiques moins rentables à court terme mais collectivement bénéfique en termes d’efficacité économique et sociale (reproduction de la société et cohésion sociale), ne soit pas pénalisant pour les établissements concernés. Elle intègre ainsi à la concurrence des finalités collectives et non uniquement individuelles. En cela, cette régulation consoliderait et renouvellerait les bases d’un « capitalisme coopératif » (Richez-Battesti & Gianfaldoni, 2006) érodées depuis le milieu des années 1980 et la montée en puissance des politiques néolibérales, tout en tirant partie des spécificités encore réelles des établissements bancaires coopératifs au regard de l’inclusion bancaire des particuliers.

Ce résultat de notre analyse est en cohérence avec l’un des éléments mis en évidence lors de l’étude du processus de financiarisation : la question de la logique à l’œuvre. À nouveau nous avons mobilisés les trois principes d’intégration économique identifiés par Polanyi avec profit. Notre constat est que l’exclusion bancaire résulte de la domination du principe marchand sur les deux autres : l’intérêt individuel des personnes n’ayant pas les qualités nécessaires pour satisfaire les normes et règles bancaires d’accès et d’usage n’est pas pris en compte et les conséquences collectives sont ignorées. La réponse apportée suppose donc d’agir sur ce principe d’intégration en subordonnant les principes de marché et de redistribution à celui de réciprocité au travers d’une régulation « solidaire » : sous son influence, les échanges interindividuels intègrent de manière consciente l’intérêt collectif et le souci d’autrui. L’effet d’une telle régulation est de voir les caractéristiques de la prestation de services bancaires tenir compte de la nature complexe et singulière des pratiques bancaires des clients.

Cependant, une telle évolution n’est pas le résultat des préconisations des chercheurs, mais celui du processus politique et des rapports de force qui l’animent. Reflétant la hiérarchie de valeurs de la société française, la réponse aujourd’hui apportée par les pouvoirs publics à la problématique de l’exclusion bancaire ne va pas dans le sens d’une régulation « solidaire ». Il renforce au contraire la régulation marchande au travers d’une énième charte d’accessibilité bancaire énoncée à l’occasion de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. En contrepartie de la généralisation du Livret A, les établissements de crédit s’y engagent seulement à appliquer avec plus d’efficacité ce qui est déjà dans la loi à savoir le droit au compte et le service bancaire de base.