Introduction

En cette année 2008, la société française est fortement marquée par le questionnement du système d’aide et de solidarité principalement issu de l’après-seconde guerre mondiale. Les débats qui s’y jouent actuellement traduisent et génèrent une transformation des représentations du “social”, à la fois dans le sens large de ce qui fait société, et dans le sens plus restreint des politiques sociales. Le système social français, expression de la solidarité nationale, se situe dans une filiation vis-à-vis de la pensée humaniste des Lumières puis du solidarisme de Léon Bourgeois. Si ce système n’a jamais fait l’unanimité, il se voit aujourd’hui être l’objet d’attaques particulièrement virulentes, et étonnamment, y compris dans l’opinion de la population dont les revenus se situent en dessous du revenu moyen. En somme, le contrat social existant jusqu’alors est-il rompu ? L’échange d’« une part de bonheur possible, contre une part de sécurité », évoqué par Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929), peut être compris comme l’un des principes qui sous-tendent les régimes assurantiels publics et les systèmes de redistribution, tels qu’ils ont été contractualisés dans les décennies précédentes : a-t-il perdu son sens, à un niveau sociétal ?

L’objet de l’investigation retranscrite dans les pages à venir est situé dans ce contexte, et correspond à une interrogation concernant les formes et les significations de “l’aide à autrui”, dans l’actualité de notre culture. Cette formulation nous est apparue comme la meilleure manière de désigner la question du soutien apporté à un tiers qui se trouve en difficulté sur le plan physique ou psychologique (souffrance, maladie, handicap…), matériel ou social (conditions de vie), quelles que soient les modalités de ce soutien : système de solidarité (comme l’assurance maladie) ou don (par le biais d’associations caritatives par exemple).

L’aide à autrui, en tant que tierce personne, se distingue du secours ou du soutien apporté à un membre de sa famille ou de sa communauté (professionnelle, groupe d’appartenance…). Au-delà de cette entraide qui s’appuie sur le lien existant, l’aide à autrui renvoie nécessairement à un ensemble de valeurs morales, à une éthique des relations à l’autre et des rapports sociaux. Il semblerait que le système de morale et d’éthique à l’œuvre dans le XXe siècle se transforme profondément, à l’aube du troisième millénaire. Quel est le devenir des cadres sociaux de l’aide à autrui dans ce contexte, que l’on peut qualifier comme étant celui d’une société hypermoderne ?

L’un des lieux d’observation privilégié, pour l’étude de cette question, est celui où se réalise la rencontre entre un-e “aidant-e” mandaté-e1 par une institution, elle-même portée par les politiques sociales de l’Etat (directement, en tant que service public, ou indirectement, par son subventionnement), et un-e “aidé-e” faisant appel à un soutien, afin de faire face aux difficultés qu’il ou elle rencontre. C’est donc dans ce contexte que nous nous sommes placée pour tenter d’analyser les enjeux à l’œuvre autour de la question de l’aide à autrui, dans cette première décennie du XXIe siècle.

Pour celles et ceux qui interviennent dans le champ du social, quel sens prend le terme d’aide (qu’elles/ils emploient souvent) ? « L’intervention sociale d’aide à la personne » est définie, en 1996, comme un cadre de référence pour les pratiques des assistant-e-s de service social par le Conseil Supérieur du Travail Social. Comment se situent ces praticien-ne-s face aux personnes accueillies dans une visée d’aide ? Sur quelles représentations s’appuient leurs pratiques ? Par ailleurs, de “nouveaux métiers du social” apparaissent, échappant en partie à la catégorie du travail social car exercés par des praticien-ne-s ayant peu ou prou été formé-e-s à ce métier, et travaillant, dans le Rhône, principalement au sein d’associations (loi 1901) nouvellement créées. Dans ce nouveau cadre de pratique, et sans l’étayage d’une identité professionnelle élaborée dans un processus de formation, quel sens prend l’action menée par ces “intervenant-e-s sociaux” ? Ceci conduit-il à une autre définition de l’aide à autrui ?

De nombreux travaux sur le travail social et, plus largement, l’intervention sociale visent à étayer les pratiques de ses acteurs, à fournir des modèles théoriques, des cadres d’analyse, des concepts pour guider les conduites des praticiens et praticiennes intervenant au titre d’une volonté collective et individuelle d’apporter une aide à des personnes rencontrant des difficultés sur le plan « social ». Ces travaux, qu’ils soient réalisés par des chercheur-e-s, par des formateurs ou formatrices de travailleurs sociaux ou par des praticien-ne-s, s’appuient souvent, en premier lieu, sur un cadre théorique qui sert de point de départ, point de départ à partir duquel un mouvement s’opère – de la théorie vers la pratique – pour proposer un système de pensée et/ou des notions que les intervenant-e-s sociales pourront s’approprier, ou pas, dans le cadre de leur exercice professionnel. Certes, de tels travaux reposent sur une expérience ou sur l’observation des pratiques mises en œuvre dans le champ du social, et leur ancrage n’est pas purement théorique, mais il s’agit bien souvent de défendre une perspective (psychanalytique, systémique, de la sociologie critique, rogerienne, etc.) et son utilité pour ce champ de pratiques sociales.

De manière complémentaire à ces travaux, nous visons à prendre comme point de départ la manière dont sont comprises les pratiques du champ de l’intervention sociale, et leurs fonctions, par ceux et celles-là même qui les mettent en œuvre au quotidien, et que nous pouvons appeler “les aidant-e-s professionnalisé-e-s du champ social”, pour en induire un cadre d’analyse. Notre démarche, sans doute liée à notre intérêt pour la méthodologie de recherche-action, correspond donc à l’idée d’explorer les représentations des acteurs de terrain (Lewin, 1936, 1959) et la fonction qu’elles remplissent dans le cadre des rapports sociaux se développant au sein du champ de l’intervention sociale. Le cadre d’une recherche pour l’obtention d’un doctorat en psychologie sociale ayant néanmoins sa spécificité et ses limites, nous avons opté pour centrer l’investigation sur les représentations de celles et ceux qui, en tant que professionnels salariés d’une structure, jouent un rôle d’aide vis-à-vis du public fréquentant une institution identifiée comme appartenant au secteur de l’action sociale. Nous avons en effet préféré développer une étude qualitative du positionnement de ces acteurs, plutôt que de mettre en parallèle les représentations des “aidant-e-s”, d’un côté, et des “aidé-e-s”, de l’autre.

Compte tenu des évolutions actuelles du champ de l’intervention sociale, il nous a semblé plus pertinent de conduire une investigation transversale aux professions “traditionnelles” du travail social (assistant-e-s de service sociaux, conseiller-e-s en économie sociale et familiale, éducateurs et éducatrices, secteur de l’animation socio-culturelle) et aux nouvelles professions du social (conseiller-e-s en insertion, médiatrices et médiateurs…) : nous nous sommes demandé ce qui pouvait spécifier chacun de ces groupes professionnels, et ce qui au contraire pouvait leur être commun.

L’empan de la recherche étant alors encore très large, nous avons enfin focalisé notre attention sur la question du positionnement éthique de ces praticien-ne-s : quel mode de rapport à l’autre privilégient-ils et elles dans leurs pratiques, quelles valeurs sous-tendent leurs conduites et le sens qu’elles et ils donnent à leur action ? Ce cadrage de l’investigation est lié au fait que le début du XXIe siècle apparaît comme marqué par un tournant épistémique, analysé en terme d’hypermodernité (ou post-modernité), tournant épistémique en ce que les conceptions de l’humanité, du social, de leur finalité, semblent bien être l’occasion d’un remaniement profond. Cette analyse ne peut être produite qu’en rapport avec l’histoire, et plus particulièrement l’histoire des idées telle que nous pouvons la percevoir et la comprendre.

C’est pourquoi la dimension historique constitue un axe important dans ce travail, axe qui sera croisé avec celui des observations qui peuvent être réalisées concernant l’univers de pensée dans lequel s’inscrivent, et où il s’inscrit réciproquement, les pratiques d’aide à autrui professionnalisées. D’autre part, l’objet de notre recherche sera analysé au regard des processus socioculturels qui se développent de manière spécifique, ou avec une ampleur particulière, dans le contexte de l’hypermodernité, car le champ de l’intervention sociale peut être compris comme une “caisse de résonance” des questions sociales (qui résonnent, de toute façon, en tout lieu, mais nous verrons que ce champ peut être envisagé comme l’un des lieux où se fabriquent et se révèlent les formes de socialité). Enfin, l’aide à autrui est une interaction sociale particulière, et le cadre d’analyse que nous proposerons prendra en compte et mettra en travail la question de sa spécificité, en rapport avec les modèles théoriques et notions qui s’avèreront pertinents pour sa compréhension.

La première partie sera consacrée aux bases théoriques sur lesquelles s’appuie la démarche de recherche retracée : nous commencerons, dans le premier chapitre, par définir les contours de notre objet, et la perspective selon laquelle il est abordé, pour aboutir à la formulation de notre problématique. Le second chapitre sera centré sur l’exploration de la dimension historique de notre objet, histoire des idées qui ont marqué notre culture, mais aussi histoire des modalités selon lesquelles les pratiques d’aide à autrui se sont organisées, au fil des siècles, depuis qu’elles se sont développées dans le cadre d’institutions spécifiquement et explicitement centrées sur la visée de secours à autrui. Le troisième chapitre portera sur le contexte sociétal actuel dans lequel les pratiques d’aide ont à être situées, et sur les cadres d’analyse auxquels nous pouvons faire appel pour comprendre la spécificité de l’interaction entre aidant-e et aidé-e.

La seconde partie présentera le cadre épistémologique et méthodologique à partir duquel l’investigation a été menée (chapitre IV). La phase exploratoire de recherche, son déroulement et les premières observations qu’elle a permis de réaliser, participent de l’élaboration de ce cadre méthodologique, et le cinquième chapitre lui sera consacré.

La troisième partie fera état des résultats obtenus dans le second temps de recueil de données. Nous verrons tout d’abord (chapitre VI) ce qu’ils nous apprennent, ou ce qu’ils confirment, dans une continuité vis-à-vis des observations précédentes, concernant les conceptions que les aidant-e-s ont de leur rôle. De manière plus générale, nous examinerons ensuite, dans le septième chapitre, quels modèles d’aide à autrui se montrent particulièrement prégnants dans le discours de praticien-ne-s du champ de l’intervention sociale. Enfin, le huitième chapitre se centrera sur l’analyse de certains des enjeux à l’œuvre dans l’interaction aidant-e/aidé-e.

La quatrième et dernière partie proposera un cadre d’analyse pour l’ensemble des observations menées dans le cadre de cette recherche (chapitre IX). Après avoir discuté ces résultats, nous conclurons en mettant en exergue les traits principaux de ce cadre d’analyse.

Notes
1.

Tout au long de cet écrit, nous utiliserons les règles de féminisation de l’écriture, sauf si celles-ci rendent l’écrit trop lourd. Le guide de féminisation mis en ligne par l’Université du Québec à Montréal souligne cette idée importante : « La féminisation, c’est d’abord un mode de pensée avant d’être un mode d’écriture. »