b. L’aide à autrui et son rapport avec l’éthique et la morale

Quelle que soit la nature ou la modalité de l’aide, celle-ci renvoie à des questions éthiques, à la question kantienne « que dois-je faire ? » : elle est en rapport avec des valeurs morales définissant le Bien. Il nous faut alors préciser ce qu’il en est de ces notions d’éthique et de morale. Si celles-ci sont a priori synonymes, l’une issue de la langue grecque et l’autre de la langue latine, une distinction peut être opérée entre elles. Paul Ricœur propose la différenciation suivante :

‘« Je propose de tenir le concept de morale pour le terme fixe de référence et de lui assigner une double fonction, celle de désigner, d'une part, la région des normes, autrement dit des principes du permis et du défendu, d'autre part, le sentiment d'obligation en tant que face subjective du rapport d'un sujet à des normes. C'est ici, à mon sens, le point fixe, le noyau dur. Et c'est par rapport à lui qu'il faut fixer un emploi au terme d'éthique. Je vois alors le concept d'éthique se briser en deux, une branche désignant quelque chose comme l'amont des normes – je parlerai alors d'éthique antérieure, et l'autre branche désignant quelque chose comme l'aval des normes – et je parlerai alors d'éthique postérieure. (...) Nous avons besoin d'un concept ainsi clivé, éclaté, dispersé de l'éthique, l'éthique antérieure pointant par l'enracinement des normes dans la vie et dans le désir, l'éthique postérieure visant à insérer des normes dans des situations concrètes. » (2004, p. 689)’

On peut donc considérer que la morale est davantage en rapport avec les normes sociales et les valeurs portées par une culture, tandis que l’éthique s’ancre dans l’expérience subjective, d’une part parce que l’éthique antérieure puise dans les expériences du sujet, d’autre part parce que l’éthique postérieure vient articuler les principes moraux aux conduites dans une situation donnée. C’est donc principalement cette dernière qui est à l’œuvre dans les pratiques d’aide à autrui, tout en s’appuyant sur l’éthique antérieure et les constructions sociales proposées par la morale. Paul Ricœur montre comment ces trois concepts correspondent aux différentes étapes d’un processus aboutissant aux conduites éthiques :

‘«D'un autre côté, on peut dire que la morale, dans son déploiement de normes privées, juridiques, politiques, constitue la structure de transition qui guide le transfert de l'éthique fondamentale en direction des éthiques appliquées qui lui donnent visibilité et lisibilité au plan de la praxis. » (2004, p. 694)’

D’autre part, les conduites d’aide renvoient à la définition du Bon : dans la mesure où l’aide vise, comme nous le soulignions précédemment, à l’amélioration de la condition d’autrui, elle se relie aux conceptions de « la vie bonne » (selon la formulation antique) et l’investigation que nous menons nous informera donc, “en creux” et en partie, sur ce à quoi correspond la vie bonne à l’orée du XXIe siècle.

Dans la mesure où les pratiques d’aide peuvent être rapportées au champ des conduites éthique, pouvons nous les inscrire dans la catégorie de l’altruisme ? Selon Nathalie Depraz :

‘« Etre altruiste, c'est déployer à l'égard d'autrui une attitude, non seulement d'ouverture et d'attention, mais de dévouement total, par quoi l'intérêt des autres passe au premier plan c'est-à-dire, en tout état de cause, avant tout intérêt personnel. L'altruisme s'oppose à l'égoïsme, cette attitude individuelle de repliement sur soi-même à la limite du "nombrilisme". Pourtant, ces deux dispositions d'esprit contraires sont situées sur le même plan : toutes deux s'inscrivent dans la sphère de la moralité. » (2004, p. 147)’

Si Serge Moscovici (1994), dans un chapitre qu’il intitule Les formes élémentaires de l’altruisme, fait appel à cette catégorie pour traiter la question de l’aide à autrui, nous préférons pour notre part dégager les conduites d’aide de cette catégorie, qui introduit a priori un jugement quant à la nature morale de ces conduites. Considérer les pratiques d’aide comme appartenant au domaine de l’altruisme, ce serait poser dès l’abord de notre recherche que les pratiques peuvent être divisées selon qu’elles sont égoïstes, d’un côté, ou altruistes, de l’autre. Cette division initiale viendrait clore un débat que nous souhaitons pouvoir laisser se dérouler dans le temps de l’investigation, puis dans celui de l’analyse. Précisons également que lorsque nous parlons de pratiques d’aide, nous entendons plus exactement par ce terme des “pratiques soutenues par la volonté d’aide”, ce qui ne signifie pas que nous postulons, d’emblée, qu’elles constituent “effectivement” une aide pour celui ou celle qu’elles visent. Le terme “aidant-e” correspond donc, pour être très précise, à celui ou celle qui a la volonté manifeste, ou simplement la mission d’aider quelqu’un-e ; celui d’“aidé-e” désigne la personne qui demande ou fait l’objet de la visée d’aide – ce qui ne présuppose rien quant aux effets des actions de l’aidant-e. C’est par commodité de langage que nous usons de ces “raccourcis”.

Ayant situé notre objet dans ce contexte très large, nous pouvons progresser dans sa définition.