II. Spécificités de l’aide à autrui

a. Différenciation vis-à-vis de l’entraide

Comme nous le soulignions dans notre propos introductif, l’aide à autrui est à distinguer, en premier lieu, de l’entraide se déployant dans une communauté plus ou moins large : famille, groupe d’appartenance... L’entraide est soutenue par le lien et par la réciprocité ; ce qui n’est pas le cas lorsque l’on vient en aide à une personne que l’on ne connaît pas. Bronislaw Geremek montre, à propos de l’acte de charité, l’écart existant entre ces deux modes de soutien :

‘« Les attitudes sociales face à la pauvreté sont définies, fondamentalement, par la notion d'entraide, d'abord au niveau des liens de parenté et de voisinage, puis, également, au niveau des relations professionnelles, où un groupe offre un soutien à ceux de ses membres qui n'arrivent pas à assurer eux-mêmes leur subsistance. (…) À côté d'une assistance fondée sur la solidarité et les rapports de réciprocité, le soutien aux pauvres peut s'exprimer aussi dans la relation qui s'établit entre le don et sa valeur eschatologique : par l'aumône, qui est une sorte de sacrifice, s'effectue la communication entre l'homme et la transcendance. » (1978, trad. 1987, p. 315)’

Au-delà de la spécificité de l’acte de charité, c’est bien, par les questions morales et éthiques qu’elle soulève, une forme de transcendance qui différencie l’aide de l’entraide ; l’aide se rapporte à un “principe supérieur”, d’ordre religieux ou non, dépassant le cadre de l’ici et maintenant pour constituer une visée qui échappe : un ailleurs. Comme l’indique André Comte-Sponville, la transcendance « est l’extériorité et la supériorité absolues : l’ailleurs de tous les ici (et même de tous les ailleurs), et leur dépassement. » (2001, p. 591). Il ne s’agit pas ici de donner une tournure métaphysique à notre propos, mais de poser les bases d’une réflexion qui ne se limite pas à une description des aspects matériels, objectivables, de l’aide à autrui pour explorer le sens, toujours subjectif, que prennent ces pratiques. Notre objet se spécifie par cette dimension transcendantale – celle de l’éthique, à laquelle nous porterons un intérêt particulier tout au long de ce travail, centré sur le ou les sens que prennent les conduites d’aide pour leurs acteurs, la notion de sens2 étant ici prise dans ses trois acceptions : celle de perception, celle de direction et celle de signification. Ces trois sens nous permettent de préciser les interrogations qui sous-tendent ce travail : Comment les conduites d’aide sont-elles perçues par ceux et celles-là même qui les mettent en œuvre ? Comment l’action est-elle orientée, dans la visée de la vie bonne, pour l’autre ? Quelle(s) signification(s) donne-t-on à cet ensemble de conduites ?

Dans cette visée d’exploration des sens pris par la notion d’aide, nous nous intéressons donc à une situation où le soutien matériel ou moral apporté à un tiers est référé à quelque chose d’autre que la relation aidant-e/aidé-e, puisque celle-ci est initiée par une préoccupation pour autrui : une visée éthique. Précisons tout de même que nous ne voulons pas dire par là que les questions éthiques ne concernent pas les relations amicales, amoureuses ou de voisinage (elles s’y posent bien évidemment), mais que la préoccupation éthique préside à la rencontre de l’aidant-e et de l’aidé-e, du fait d’une initiative individuelle, comme lorsque l’on donne de l’argent à quelqu’un qui “fait la manche”, et/ou collective, comme lorsqu’on se fait l’agent de politiques d’action sociale. Nous nous proposons d’étudier le cas particulier où une visée éthique, portée de manière individuelle et/ou collective3, se manifeste par la volonté d’apporter de l’aide, celle-ci étant le point de départ de la rencontre. Plus précisément, nous intéressons à la situation de “l’aide à autrui professionnalisée”, c’est-à-dire au cas de figure où l’aidant-e est salarié-e par une institution ayant pour objet une visée d’aide, les missions qui lui sont confiées étant référées à cette visée. Dans ce cas, la dimension éthique, initiatrice et centrale, structure la relation4. C’est en cela que cette situation met en jeu une relation asymétrique.

Notes
2.

Concernant la notion de « sens », nous nous appuyons par ailleurs sur la conceptualisation suivante : « Comment apparaît donc le sens ? Le sens dans l’action vient la plupart du temps « après coup ». Il n’est donc pas immédiat mais attribué a posteriori par une interprétation. Donner du sens est ainsi une activité herméneutique : le sens est une construction mentale qui s’effectue à l’occasion d’une expérience, laquelle est mise en relation avec des expériences antérieures. En schématisant et en simplifiant, il est possible d’identifier quelques caractéristiques du processus de construction de sens (Barbier et Galatanu, 2000) : il peut être tout autant cognitif qu’affectif; il se réalise sur la base d’une certaine tradition interprétative; il implique une mise en relation des représentations préalables avec des nouvelles; il implique aussi une opération de qualification des nouvelles expériences ou des nouvelles interprétations au regard des anciennes; il conduit à une transformation des représentations, pour aboutir à une modification de l’identité de l’acteur qui construit du sens. » (Blais & Martineau, 2006, p. 3)

3.

C’est-à-dire qu’elle soit liée au désir d’un sujet et/ou à l’objet d’une institution (au sens juridique).

4.

Evidemment, d’autres aspects jouent un rôle dans la relation qui s’établit (rapport homme/femme, par exemple), mais la visée d’aide vient “cadrer” les échanges qui ont lieu. Ainsi, on aura tendance à dire qu’une attitude de séduction d’un homme reçu par une assistante sociale “sort du cadre”.