d. L’aide à autrui comme expérience

Il ne s’agit pas, dans ce travail, de se situer dans la sphère d’une réflexion morale, désincarnée, mais plutôt d’aborder la complexité d’un phénomène dans la diversité de ses composantes, complexité qui se verrait réduite si l’on se limitait à la seule étude des principes moraux, ou à l’étude des pratiques telles qu’elles se mettent en œuvre. Nous visons plutôt, dans une perspective psychosociale, à étudier l’articulation entre ces différents niveaux – articulation qui s’opère au sein de l’expérience. Comme l’indique Denise Jodelet :

‘« L'expérience comporte une dimension cognitive dans la mesure où elle favorise une expérimentation du monde et sur le monde et concourt à la construction de la réalité selon des catégories ou des formes qui sont socialement données. Et c'est à ce niveau que peut aussi se penser la liaison avec les représentations sociales. Les termes dans lesquelles on va formuler cette expérience et sa correspondance avec la situation où elle émerge vont emprunter à des pré-construits culturels et à un stock commun de savoir qui vont donner sa forme et son contenu à cette expérience, elle-même constitutive du sens que le sujet donne aux événements, situations, objets et personnes meublant son environnement proche et son monde de vie. En ce sens, l'expérience est sociale et socialement construite. » (2006, p. 241)’

Comme nous le soulignions précédemment, la catégorie de l’altruisme ne permet pas de penser comment l’expérience se construit socialement, puisque cette catégorie correspond à une perspective morale proposant déjà une interprétation des comportements. Il faut donc nous situer en deçà de ce type d’interprétation, dans la définition de notre objet, pour explorer justement les modalités selon lesquelles il peut être interprété par les acteurs sociaux qui en font l’expérience. La notion d’aide, comme nous l’avons vu précédemment, est suffisamment large pour limiter autant que faire se peut l’interprétation a priori de l’objet de recherche. Elle présente de surcroît l’intérêt, dans la manière dont nous l’utilisons, de circonscrire un ensemble de conduites plutôt qu’un ensemble de représentations6, ce qui apparaît comme préférable pour ouvrir le champ d’exploration des modes d’interprétation d’un fait social donné : l’étude des représentations nécessite une mise à distance de ses propres représentations qui ne peut s’opérer si l’on axe la définition de l’objet sur un registre idéel.

Vis-à-vis de l’objet dont nous venons de circonscrire les contours, notre approche vise à étudier la manière dont il se constitue dans l’expérience de ceux et celles qui jouent le rôle de l’aidant-e ; autrement dit, la perspective adoptée ici correspond au désir de comprendre comment l’aide, en tant qu’ensemble de conduites, se constitue comme objet de représentations, auquel se rattache diverses cognitions, divers affects, divers souvenirs d’expériences vécues et symbolisées. Autrement dit, nous nous demandons comment cet objet est interprété par les praticien-ne-s de l’aide à autrui. Dans cette perspective, le concept de représentations sociales est un point d’appui pour explorer et penser les formes d’investissement affectif, mais aussi cognitif et psychosocial, pourrait-on dire, de l’objet de cette recherche par des acteurs sociaux particulièrement concernés par les pratiques d’aide à autrui. Notre approche se centre donc sur l’univers de pensée de ces acteurs, plus que sur leurs comportements tels qu’ils se manifestent dans la rencontre avec les aidé-e-s. Ces deux versants sont bien évidemment liés, mais la focalisation de notre attention est orientée sur le “monde interne” des aidant-e-s, celui de leur expérience, que nous envisageons comme étant dans le même temps un monde social, selon la perspective que trace Denise Jodelet. Dans l’axe de compréhension que propose le constructionnisme social, nous envisageons les représentations sociales comme l’un des lieux de production de la réalité sociale, ce qui origine notre intérêt pour cet aspect du phénomène étudié ici. Les représentations sociales sont comprises comme participant d’un système complexe où des rapports d’interaction entre conduites, contexte et représentations se développent.

Nous plaçons donc l’objet étudié dans le champ de l’expérience où se relient la cognition, l’affect et les donnés sociaux et culturels pour donner un sens, ou des sens, à cette expérience vécue. C’est la raison pour laquelle nous appuyons notre réflexion sur le concept de représentations professionnelles, comme représentations sociales spécifiques, dont nous allons à présent poser les bases théoriques.

Notes
6.

Comme, par exemple, l’objet des “relations intimes”, qu’étudie Thémis Apostolidis (2002), vis-à-vis de l’objet “amour” : ce dernier est du registre idéel, tandis que les relations correspondent à des conduites au sein desquelles l’idéel joue un rôle.