a. Une genèse et une dynamique contextualisées

Les représentations sociales ne correspondent pas à un ensemble de cognitions figé ; elles sont traversées par une dynamique, marquées par des phases de genèse et de transformation.

Dès ses origines, ce concept est pensé de manière dynamique, puisque Serge Moscovici (1961), dans La psychanalyse, son image et son public, s’intéresse aux modalités selon lesquelles un objet nouveau – la psychanalyse – s’inscrit dans un ensemble de représentations : l’univers de pensée plus large selon lequel le monde est interprété. A partir de cette étude empirique, il décrit le phénomène de genèse des représentations sociales comme comprenant deux principaux processus : l’objectivation et l’ancrage. L’objectivation consiste en un mouvement de sélection des éléments qui constitueront le « modèle figuratif », noyau qui matérialise l’objet représenté :

‘« Dans celui-ci [le mouvement qui mène à l’objectivation], l’œuvre de sélection et d’organisation de la société est enfouie dans la texture de l’environnement et le social est récupéré sous une forme substantialisée. » (Moscovici, 1961/1976, p. 173)’

L’ancrage est décrit comme un second temps de l’élaboration de la représentation sociale, dans lequel elle est intégrée à l’univers de pensée préexistant :

‘« Le processus d’ancrage consiste en l’incorporation de nouveaux éléments de savoir dans un réseau de catégories plus familières. (…) En analysant le processus d’ancrage, Moscovici décrit donc comment l’image de la psychanalyse s’insère dans des systèmes préalables de classifications, de typologies de personnes et d’événements. » (Doise,  2002, p. 105)’

Willem Doise (1992) propose un développement, sur la base de ce concept d’ancrage, en amenant l’idée que les représentations sociales peuvent être étudiées sous l’angle de l’exploration, au-delà de leurs contenus, de leurs ancrages psychologique, psychosociologique et/ou sociologique.

L’étude de l’ancrage psychologique concerne l’investigation des modalités selon lesquelles « l’intervention de croyances ou valeurs générales » (p. 189) contribue à organiser un système d’interprétation observable en rapport avec un objet donné. Cette investigation présente l’intérêt, d’une part, de pouvoir rattacher des représentations “locales” (au sujet d’un objet défini – ici, les pratiques d’aide à autrui) à l’univers de pensée plus large au sein duquel elles s’inscrivent, autrement dit, aux formes épistémiques10 plus générales qui traversent une culture ; et d’autre part, cette étude peut avoir un intérêt heuristique quant à la compréhension des aspects fondamentaux ou sous-jacents à un système d’interprétation.

L’ancrage psychosociologique des représentations sociales correspond aux rapports qu’elles entretiennent avec les « dynamiques d’identité » (p. 192), avec les interactions sociales, avec les relations intergroupes, bref, la manière dont les sujets s’inscrivent dans un ensemble de rapports sociaux. Cette investigation renseigne sur ces derniers, mais permet réciproquement de voir comment les aspects cognitifs et affectifs des représentations peuvent influencer le développement de ces rapports sociaux.

L’ancrage sociologique des représentations, visible au travers des différences intergroupes quant aux significations accordées à un objet donné, montre que « chaque insertion sociale partagée avec d’autres individus donne lieu à des échanges et expériences spécifiques qui modulent les représentations » (p. 189). Les différences intergroupes observables (c’est-à-dire comme étant fonction de l’appartenance à un groupe social) informe donc sur les enjeux spécifiques à un groupe, et, là encore, montre réciproquement comment l’appartenance sociale influence les modalités selon lesquelles un objet est interprété. L’étude de l’ancrage sociologique implique donc une démarche comparative : la comparaison des représentations “portées” par deux groupes sociaux différents (dans le sens où les individus témoignent d’une interprétation différente selon qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre groupe, au-delà d’une variabilité interindividuelle11) présente l’intérêt de mieux saisir les dynamiques spécifiques à l’œuvre au sein d’un groupe social. Dans ce travail, une telle comparaison est autorisée par la rencontre de deux groupes professionnels distincts, quoique s’inscrivant tous deux dans le champ de l’intervention sociale : le groupe constitué par les praticien-ne-s formé-e-s en travail social ; celui des acteurs des nouvelles professions du social.

Ainsi, le contenu comme la dynamique des représentations professionnelles des aidant-e-s sont à rapporter au contexte culturel et social dans lequel elles s’inscrivent, qui les éclaire et qu’elles éclairent réciproquement. C’est pourquoi, dans les chapitres qui suivront, nous témoignerons d’une démarche visant à la connaissance et à la compréhension du contexte culturel et social au sein duquel les aidant-e-s élaborent les représentations qui les guident dans leurs pratiques, et qui fournissent une matrice dans laquelle les significations accordées à leur rôle se construisent.

Notes
10.

Nous nous appuyons ici sur la notion d’épistémè, telle que conceptualisée par Michel Foucault (1966) : les formes épistémiques plus générales correspondent donc aux traits majeurs d’une épistémè donnée.

11.

C’est-à-dire que cette dernière “ne suffit pas” à expliquer les différences observées, et que l’appartenance se manifeste comme un facteur qui influence le contenu et/ou l’organisation du système de représentations.