b. L’inscription dans une historicité

Comme l’affirme Denise Jodelet, « L’approche des représentations sociales dans leur genèse, leur structure et leur transformation est la voie pour comprendre le rôle de l’inscription des sujets dans un ordre social et une historicité, et rendre compte de la construction, nécessairement sociale par leurs appartenance et leurs communications, des interprétations qu’ils produisent dans le cadre d’une culture. » (2002, p. 129). Cette perspective, comme en témoigne sa citation en épigraphe, s’est constituée pour nous comme un point de référence majeur dans la recherche retracée ici. C’est elle qui nous a aiguillé sur l’exploration du contexte culturel, et donc historique, dans lequel se situent les aidant-e-s professionnalisé-e-s, et sa mise en rapport avec les discours actuels et les enjeux qui les sous-tendent.

Partant de cette objectif de nouage entre l’historicité, les ancrages et les fonctions des représentations professionnelles des aidant-e-s, nous nous sommes demandé si (et si oui comment) l’héritage historique transmis par la mémoire sociale joue un rôle majeur dans la définition du sens donné à l’aide à autrui et dans l’organisation de ce système d’interprétation. La mémoire sociale est ici comprise comme une reconstruction sociale de l’histoire, comme ensemble d’interprétations actualisées, communes et/ou spécifiques, du passé historique.

Les représentations étant socialement construites et transmises dans les actes de communication des sujets, nous pouvons nous demander comment une représentation sociale antérieurement “stabilisée”, faisant l’objet d’un consensus au sein d’un groupe social sur des significations partagées (la vision commune qu’elles permettent), peut par la suite être transformée, reconfigurée à l’aune d’un contexte social en perpétuelle évolution. Quel est le devenir de représentations sociales élaborées précédemment, dans un cadre culturel et historique donné ? Selon Pierre Mannoni :

‘« On peut repérer de nos jours, dotées de toute leur opérativité, des représentations sociales qui ont leur origine dans des époques reculées : leur noyau dynamique s’est conservé pour l’essentiel même si leur inscription dans l’imaginaire social a évolué avec le temps. » (1998, p. 79)’

Etant donné la longue histoire des pratiques d’aide institutionnalisées, dont nous tracerons le fil ultérieurement, la mémoire sociale des pratiques et systèmes d’interprétation issus du passé peut-elle se lire dans le discours des aidants d’aujourd’hui? Nous pouvons penser que l’histoire des pratiques sociales d’aide influence le contenu et la structure actuels des représentations professionnelles de ceux qui ont en partie “pris le relais” des âmes charitables de jadis : le rôle des aidant-e-s professionnalisé-e-s d’aujourd’hui se situe à la fois dans une continuité et une rupture vis-à-vis de celui joué, par exemple, par les religieuses au sein des “maisons de charité” médiévales. Ces dernières déployaient sans doute, comme les acteurs sociaux actuels, un univers de pensée socialement partagé, et dans le même temps ancré dans leur expérience quotidienne. Quel destin connaissent les cadres sociaux de la pratique, au fil de l’histoire ? Cette question concerne les dynamiques d’évolution et de transformation de représentations sociales étant parvenues à une phase de stabilité. Autrement dit, elle porte sur la généalogie des représentations. Différents travaux ont été menés sur cette question, et celle-ci reste encore peu explorée quoique connaissant de nouveaux développements (Laurens & Roussiau, 2002). Parmi ces travaux, ceux de Claude Flament (1989) s’inscrivent dans la perspective de « la théorie du noyau central »12. Celui-ci décrit deux modalités de la transformation des représentations sociales, lorsque qu’il y a « désaccord entre pratiques et représentation » :

‘« - les pratiques sont en contradiction explicite avec la représentation ; on voit alors apparaître ce que nous appelons des schèmes étranges13, et la transformation éventuelle de la représentation est brutale, en rupture avec le passé ;
- les pratiques sont admises par la représentation, mais elles étaient rares, alors que les circonstances les rendent maintenant très fréquentes ; on voit alors se modifier le niveau d’activation des schèmes périphériques, et la transformation éventuelle de la représentation est progressive, sans rupture avec le passé. » (1989/1997, p. 231)’

Nous rejoignons cependant l’interrogation de Jean-Pierre Deconchy :

‘« Je n’arrive pas bien à comprendre comment, en tant que telle, une pratique pourrait être en contradiction avec une représentation. » (1993, p. 83)’

Aussi nous appuyons nous davantage sur la perspective dégagée récemment dans le champ des recherches sur la mémoire sociale, et qui envisage de quelle manière l’histoire, ou plus exactement l’interprétation dont elle fait l’objet dans le cadre d’une culture, transmise par la mémoire sociale, peut influencer le processus de genèse de représentations qu’un sujet met en œuvre :

‘« Si l'important est d'adapter ses souvenirs aux connaissances des besoins actuels, et si ceux-ci sont bien entretenus et influencés par les appartenances groupales de tout un chacun, la mémoire pourrait intervenir dans le processus d'objectivation (…). Le second processus de formation d'une représentation permet (Moscovici, 1976) d'intégrer l'objet nouveau dans le système de valeurs préexistant. Mais la façon dont cet ancrage va se réaliser traduit aussi l'insertion sociale de l'individu, donc l'appropriation par les groupes d'une représentation en germe dans l'environnement, avec tous les conflits qui s'ensuivent. Plus simplement, si le processus d'ancrage sert à s'approprier la nouveauté ou le non familier en le rattachant au réseau de catégories que nous possédons déjà, à un cadre sémantique pré-existant, cela ne peut se faire sans référence à la mémoire individuelle et collective. » (Roussiau & Bonardi, p. 40)’

Cette perspective apporte donc des pistes d’investigation, un étayage théorique aux questions soulevées précédemment : l’héritage historique porté par la culture, ou mémoire sociale, peut jouer un rôle dans la phase de genèse des représentations, le destin des systèmes d’interprétation du passé étant donc d’orienter cette genèse et dans le même temps d’être “réinterprétés” dans l’appropriation qu’opèrent les sujets. Mais il reste alors à explorer plus précisément sur quoi repose la transmission de cet héritage historique, et ce qui contribue à organiser les processus d’objectivation et d’ancrages des représentations en rapport avec les donnés historiques de la connaissance. Ceci contribuerait, selon l’expression de Jean Viaud, à « l’explicitation des dialectiques entre mémoire collective et représentations sociales » (2003, p. 28).

Notes
12.

Dans cette perspective, les représentations sociales sont conçues comme s’organisant selon deux sous-systèmes : le noyau central et le système périphérique. « Selon la théorie du noyau (Abric, 1976, 1987,1994), toute représentation sociale (RS) stabilisée s'organise autour d'un "noyau central". Ce noyau est constitué de quelques éléments cognitifs (opinions, croyances, informations...), qui font l'objet de larges consensus dans le groupe porteur de la représentation. Ce noyau remplit deux fonctions essentielles. La fonction "génératrice" correspond à sa capacité de déterminer la signification des autres éléments de la représentation, dits éléments périphériques. » (Moliner & Martos, 2005, p. 89)

13.

Claude Flament décrit le « schème étrange » comme comportant quatre composantes : « 1) le rappel du normal ; 2) la désignation de l’élément étranger ; 3) l’affirmation d’une contradiction entre ces deux termes ; 4) la proposition d’une rationalisation permettant de supporter (pour un temps) la contradiction. » (1989/1997, p. 232)