C) Conclusion : problématique, axes d’investigation, hypothèse générale

Nous visons, dans ce travail de recherche, à explorer l’objet que nous nommons “aide à autrui”. Plus particulièrement, ce qui nous intéresse est le sens que prend cette pratique sociale pour les aidant-e-s. Partant de la définition des contours de notre objet, puis de la perspective selon laquelle nous l’abordons, notre problématique peut se formuler de la manière suivante :

Quel sens est donné aux pratiques d’aide à autrui par ceux et celles qui les mettent en œuvre ? Comment sont-elles perçues et orientées, quelles significations prennent-elles et comment ces significations donnent-elles forme(s) à l’expérience vécue par les aidant-e-s professionnalisé-e-s ?

Ainsi, l’attention est portée sur les formes de connaissance, les représentations liées à cet objet, en tant que constructions sociales partagées mais aussi créées par les individus (ce qui peut être mis en rapport avec la notion de trouver-créer, Winnicott, 1971). Autrement dit, quelles sont les représentations professionnelles de l’aide à autrui, chez ceux et celles qui travaillent dans le champ de l’intervention sociale ? Cette problématique se décline en un ensemble d’interrogations :

Comment les aidant-e-s interprètent-ils les pratiques d’aide à autrui qu’elles mettent en œuvre ? Quels contenus et dynamiques cognitifs, affectifs, quels aspects psychosociaux et culturels (significations collectivement partagées) contribuent à définir et animer leur rapport vis-à-vis de cet objet ? Quel univers de pensée, quelles représentations professionnelles participent de la forme donnée à l’expérience des aidant-e-s ?

Par ailleurs, quelles fonctions remplissent ces représentations (orientation, régulation), quels enjeux intrapsychiques et quelles dynamiques de l’interaction viennent-elles révéler ?

Enfin, comment peut-on les rapporter au contexte social, culturel et historique dans lequel elles s’inscrivent ?

Si le premier axe d’interrogation est principalement descriptif, les deux autres se situent dans une perspective analytique concernant l’historicité, les ancrages et les fonctions des représentations professionnelles. L’ensemble de ces questions est rapporté à la dimension éthique des conduites et des représentations, qui contribue à caractériser l’objet auquel nous nous intéressons, ce qui nous amène à formuler une interrogation transversale aux précédentes : sur quelle(s) forme(s) d’éthique s’appuient les pratiques et les représentations des aidant-e-s ? Cette dernière question, par sa transversalité vis-à-vis des niveaux individuel, interindividuel et social, se présente comme un fil conducteur reliant les différents niveaux d’interrogation que nous venons de poser. L’étude des représentations professionnelles est en effet sous-tendue par un questionnement sur les modalités actuelles de la réflexion éthique dans le champ de l’intervention sociale : comment la dimension éthique se constitue-t-elle dans les pratiques d’aide, en rapport avec l’activité professionnelle et le contexte dans lequel elle s’inscrit ? Le fait d’observer les conditions de possibilité et les modes de développement de la réflexion éthique, dans le cadre de ces pratiques sociales, nous permettra de repérer ce qui vient soutenir cette dimension dans l’interaction entre aidant-e et aidé-e. L’ensemble de notre démarche tend donc vers la question de savoir sur quoi s’appuie, ou pourrait s’appuyer, le positionnement éthique des praticiens et praticiennes du champ de l’intervention sociale. Trouver des éléments de réponse à cette interrogation implique une investigation précise du sens donné à l’aide à autrui, dans un contexte qui se donne à la fois comme historique, socioculturel, et qui est marqué par la rencontre de deux sujets dans une interaction orientée par la visée d’une aide apporté à l’un-e par l’autre.

Au-delà de la description des représentations professionnelles, qui révèlent la manière dont l’aide à autrui se constitue dans l’expérience des aidant-e-s, nous visons à comprendre comment cet univers éclaire et est réciproquement éclairé par les enjeux intrapsychiques, ainsi que ceux liés à l’interaction aidant-e/aidé-e et au contexte social. Vaste programme, qu’il n’est pas possible de réaliser de manière exhaustive, mais auquel nous souhaitons contribuer, à partir des observations que nous pourrons faire.

Par rapport à l’ensemble de ces interrogations, nous formulons l’hypothèse générale que l’historicité des représentations sociales contribue fortement à définir le contenu et l’organisation des représentations professionnelles de l’aide à autrui, du fait de la longue histoire qui précède les pratiques actuelles. Cette hypothèse correspond à l’idée que l’histoire transmise par la mémoire sociale, histoire des pratiques mais aussi histoire des idées, est une dimension importante pour la compréhension du contenu et de la structure du système de représentations qui constitue l’univers de pensée à l’aide duquel l’expérience est interprétée. Ainsi, nous pensons que la mémoire de cette histoire, socialement transmise et construite, sera apparente dans les représentations des aidant-e-s professionnalisé-e-s, qui s’en ressaisissent pour donner du sens à leurs pratiques. Nous nous interrogeons donc sur le destin que connaissent les formes de connaissances antérieures (savantes et de sens commun), au sujet de l’aide à autrui, dans l’actualité du champ de l’intervention sociale. Si celles-ci peuvent effectivement être “retrouvées” dans un discours actuel, comment sont-elles intégrées dans l’univers de pensée ? Par ailleurs, sur quoi s’appuie une telle intégration ?

Ces interrogations nécessitent une investigation historique, en premier lieu, afin de pouvoir rapporter l’observation de l’univers de pensée actuel des aidant-e-s aux formes antérieures de la connaissance. Nous ne pouvons accéder à ces dernières qu’indirectement, puisque seules des archives peuvent en témoigner, et que par ailleurs, nous les comprenons au regard de la rationalité qui caractérise notre époque. Néanmoins, nous pensons qu’il est possible de saisir les aspects principaux de ces formes antérieures de connaissance, même si ce n’est qu’imparfaitement, et que si des données actuelles ne peuvent être strictement comparées à des données issues du passé (des données de même type sont introuvables), nous pouvons mettre en rapport des travaux sur l’histoire des idées avec les observations que nous pourrons réaliser concernant les représentations professionnelles de l’aide dans notre temps présent. C’est pourquoi le second chapitre sera consacré à une approche historique de la question de l’aide à autrui. Nous verrons comment cette question a été “traitée” dans la culture européenne, depuis qu’elle se traduit dans des organisations sociales spécifiquement axées sur la visée d’un secours à autrui.

Par ailleurs, de manière complémentaire à cette investigation de la généalogie des pratiques et systèmes d’interprétation de l’aide à autrui, il nous faut les situer dans le contexte socioculturel de la société française – ce qui renvoie à la question de l’hypermodernité, et dans le contexte plus spécifiques des enjeux qui caractérisent l’interaction de l’aidant-e et de l’aidé-e. Ces aspects, qui contribueront à notre compréhension des ancrages des représentations professionnelles, seront abordés dans le troisième chapitre.

Ce premier chapitre nous a permis, tout d’abord, de dessiner les contours de l’objet auquel nous nous intéressons – l’aide à autrui. Puis nous avons défini la perspective selon laquelle nous abordons cet objet : celle des représentations professionnelles, en tant que systèmes d’interprétations marqués par la culture et l’histoire, qui permet, pensons nous, d’étudier comment s’élabore le sens au sein de l’expérience, lieu de rencontre entre le vécu subjectif et les donnés sociaux. Nous nous interrogeons plus particulièrement sur l’historicité des représentations de l’aide à autrui, c’est-à-dire sur les évolutions et les transformations qui s’opèrent dans la manière de penser les conduites d’aide, afin de mieux comprendre l’organisation et le contenu des représentations actuelles, comme les enjeux qu’elles traduisent et portent.

A l’issue de ce temps de construction de l’objet et des axes de recherche, nous allons à présent mener une investigation de type historique pour appréhender ce qu’il en a été des formes de pensée antérieures proposant une interprétation des pratiques d’aide (culturellement dominante14), au fil des siècles, et comment ces pratiques se sont mises en œuvre dans le cadre d’une organisation sociale (institutions, lois). Nous commencerons par une histoire des idées axée sur la question suivante : quels systèmes éthiques ont guidé les pratiques d’aide, au fil de l’histoire, dans la culture européenne ? Nous verrons ensuite comment ces pratiques se sont organisées, en s’appuyant sur des institutions (Eglise, Etat), selon les différentes époques qu’a connues la civilisation européenne.

Notes
14.

Nous pensons en effet que, dans le passé comme aujourd’hui, la culture est toujours un ensemble complexe, traversé par des interprétations multiples, des conflits entre groupes sociaux soutenant des visions différentes, mais que dans cette diversité, et dans les contradictions même, une cohérence peut être trouvée, cette dernière traduisant une forme épistémique dominante autour de laquelle se structurent les conflits.