Chapitre II – Apports historiques 

A) Histoire des idées : principaux systèmes d’éthique ayant guidé les pratiques d’aide à autrui

Préambule : Deux systèmes majeurs – charité et humanisme

Partant de la perspective définie précédemment, il est utile, au regard notre intérêt vis-à-vis de l’historicité des représentations professionnelles des aidant-e-s, de se pencher sur l’histoire des idées qui ont antérieurement marqué les pratiques d’aide à autrui.

Dans cette histoire des idées, nous nous intéresserons aux systèmes de pensée, aux “idéologies”15 qui peuvent être repérés à différents moments de la civilisation “européenne”, civilisation néanmoins reliée à et influencée par d’autres civilisations. Si l’on ne peut trouver de limites claires entre les civilisations, les cultures, certains courants de pensée sont plus spécifiques d’une culture donnée, et nous nous intéresserons ici à la culture “européenne”. Malgré le flou et l’aspect discutable (et discuté !) de cette catégorie, nous nous centrerons sur les idées qui ont plus particulièrement circulé dans cette zone géographique, et bien sûr, plus spécifiquement en France. En effet, l’intérêt que représenterait une réflexion plus large, en soi, ferait perdre de vue notre problématique, au regard de laquelle il est plus pertinent d’étudier les systèmes de pensée majeurs du contexte historique et culturel dans lequel se situe notre objet. Ainsi, nous allons présenter les courants de pensée historiques qui ont contribué à donner un sens, à initier et organiser les pratiques d’aide à autrui. Autrement dit, quels sont les principaux systèmes d’éthique qui, historiquement16, ont justifié, étayé et encadré le secours matériel ou moral apporté à un autre que l’on ne connaît pas ? Ceci nous permet de situer notre objet dans une dimension généalogique, de développer une connaissance utile, par la suite, pour repérer les éventuelles “traces” de ces systèmes de pensée dans les discours actuels. Cette approche historique est au service de l’interrogation posée précédemment : en quoi les conceptions actuelles de l’aide à autrui héritent-elles de cette histoire, et quelles évolutions sont repérables vis-à-vis de conceptions plus anciennes ?

Une question se pose immédiatement : comment déterminer quels sont les principaux systèmes de morale et d’éthique qui ont marqué notre culture ? De nombreuses théories philosophiques ont été élaborées, de tous temps, et proposent différentes conceptions du Bien, du Bon, du Juste, ces notions étant centrales dans les questions de morale et d’éthique. Certaines de ces idéologies ont connu un destin glorieux, d’autres sont restées plus confidentielles17… Comment savoir, parmi ces systèmes de pensée, quels sont ceux qui ont eu un impact profond sur la culture, à un niveau sociétal ? Pour évaluer leur “carrière”, nous nous basons sur leur réalisation sociale : si ces systèmes ont généré un ensemble de pratiques18, qui se sont institutionnalisées, nous considérons alors que leur influence a été importante.

Au regard de ce critère, l’éthique de la charité, portée par le christianisme, et l’éthique humaniste des Lumières apparaissent comme deux systèmes d’éthique majeurs ; le premier caractérisant l’époque médiévale, le second la période que l’on peut qualifier de modernité. L’éthique est intimement liée à la conception que l’on se fait de l’être humain, et Michel Terestchenko nous dit que deux principales conceptions ont marqué la culture européenne :

‘« La question de savoir "qu'est-ce que l'homme ?" est, depuis Socrate, la question philosophique par excellence – que l'on songe à Platon, à Montaigne, à Pascal et à Rousseau. Pour simplifier, on retiendra, ici, deux courant historiques principaux : 1) la définition d’une essence universelle et immuable de l'homme dans la tradition métaphysique et théologique héritée des Anciens ; 2) l'idée développée par les philosophes des lumières que la nature humaine doit réaliser ses potentialités dans le cours du devenir historique : elle n'existe d'abord qu'en puissance selon la perfectibilité qui la constitue (Rousseau, Kant). » (2001, p. 14)

L’éthique de la charité s’inscrit dans le premier courant, et l’éthique humaniste dans le second. Nous allons donc aborder successivement ces deux systèmes d’éthique.

Notes
15.

Terme que nous utilisons sans connotation péjorative, mais dans son sens étymologique (« fin XIXe, système de pensée », Dictionnaire épistémologique Larousse), comme ensemble cohérent d’idées soutenant une certaine logique de pensée. Nous nous inscrivons en cela dans un perspective proche des « vues althusseriennes » que circonscrit Denise Jodelet : « les représentations sont les lieux de l’actualisation empirique, la concrétisation de l’idéologie dont elles participent. » (p. 24). Pour autant, nous ne concevons pas les représentations sociales comme une simple objectivation de l’idéologie. Si les premières sont plus concrètes, elles sont dans le même temps plus complexes que cette dernière. Ainsi, une idéologie se soutient d’une logique (comme son nom l’indique) et s’effondre sans cela, même si cette logique est erronée du point de vue d’un raisonnement rigoureux, tandis que les représentations sociales peuvent “se passer” d’organisation logique en certains de leurs aspects, ou bien en contenir plusieurs.

16.

Si nous avons cette approche historique, nous ne nous situons pas dans le “faux évolutionnisme” repéré par Claude Lévi-Strauss, et rejoignons donc ici le point de vue de Michel Terestchenko : « Il n'y a pas de nature humaine universelle ; l'homme est un être essentiellement culturel et historique. La mise en évidence de cette historicité conduit à relativiser la tradition philosophique et morale propre à l'Europe. L'Europe n'est pas le lieu de naissance, il y a quelques 2500 ans en Grèce, d'une raison promise à l'universalité : c'est une civilisation parmi d'autres civilisations, un ensemble culturel au sein d'autres ensembles culturels, lesquels ont chacun une égale dignité en valeur. (…) Faut-il comprendre les cultures comme des moments, des étapes à l'intérieur d'une conception philosophique de l'histoire comme devenir de la raison ? Dans ce cas, il y a une hiérarchisation possible des cultures et une " supériorité" de l'Occident dans le destin de l'humanité, supériorité qu'il faut penser comme accomplissement de la raison. (...) Claude Lévi-Strauss fait une critique radicale de la conception énoncée, qu'il appelle " le faux évolutionnisme" (...).» (2001, p. 13 puis p.22)

17.

Nous rejoignons ici le point de vue de Bronislaw Geremek : « Néanmoins, lorsqu'on étudie les motivations des comportements humains ainsi que l'expression des sentiments – plus exactement, non pas les sentiments mêmes, mais leurs forme extérieure –, on constate que, dans différentes périodes, certaines attitudes sont plus appréciées socialement que d'autres, et connaissent tantôt une sorte de “condensation”, tantôt une “raréfaction” dans l'intensité avec laquelle elles se manifestent. » (1978, trad. 1987, p. 313 ).

18.

Le terme « généré » peut aussi bien être remplacé par le terme « été la conséquence de », car il s’agit à notre sens plutôt d’une interaction entre les idées et les pratiques : une idéologie peut avoir du succès parce qu’elle permet de donner un sens aux pratiques, et réciproquement, certaines pratiques peuvent se développer parce qu’elles sont étayées par un système de pensée.