I. L’éthique de la charité 

a. Origines antiques de l’éthique de la charité

Si l’éthique de la charité s’est institutionnalisée et développée au travers du christianisme et de l’Eglise, ses origines sont antérieures : ses racines plongent dans l’antiquité grecque et romaine, où a commencé à se développer une réflexion structurée sur les questions morales. Ces questions n’apparaissent pas, certes, à cette époque, mais c’est sans doute à ce moment-là qu’elles se formalisent, dans la culture européenne, au sein de cadres de pensée cohérents, quoique très divers. C’est l’idée que défend Jérôme B. Schneewind :

‘« La version de l'histoire de la philosophie morale qui débute avec la figure de Socrate est tenue aujourd'hui pour acquise. Il importe toutefois de savoir qu'elle n'est pas la seule possible. (...) Selon la thèse sous-jacente de cette autre version, les vérités fondamentales de la morale ne sont pas les dernières à être découvertes, mais elles sont connues depuis que les êtres humains vivent ensemble. (…) Les origines de la morale remonteraient si loin dans l'Antiquité qu'il ne servirait à rien de vouloir spéculer à leur égard. Plus encore, la morale existait bien avant qu'on ne philosophât à son sujet, et l'on trouvait des conceptions poétiques ou non systématiques du monde bien avant l'apparition des conceptions rationnelles.» (2004, pp. 838-839)’

Ainsi, dans le bouillonnement de pensée qui se produit dans l’antiquité grecque, les prémisses de l’éthique qui aura un destin majeur dans le christianisme sont posées, au milieu d’un ensemble de systèmes moraux qui peuvent être comparés à des systèmes ultérieurs, comme le fait Charles Renouvier, dans son chapitre sur « La morale et la psychologie avant Socrate » :

‘« En éthique proprement dite, c'est, d'un côté la morale de l'obligation, avec Kant ; de l'autre, celle de l'utilité et du sentiment avec Bentham, Stuart Mill, Herbert Spencer ; il faut ajouter celle de la pitié et du renoncement (...). En somme, rien d’établi ou qui semble près de l'être, ni populairement, ni scientifiquement ; et même les notions de la justice pénale, partie essentielle d'une morale théorique, sont un objet de débat (...). » (1896, p. 556)’

La question du rapport à autrui n’est pas nouvelle, mais elle se constitue différemment, en s’appuyant sur des systèmes idéologiques, rationalisés :

‘« Les principaux philosophes de l'âge antérieur à Socrate, Pythagore, Héraclite, Empédocle, Démocrite, n'avaient pas manqué de formuler leurs idées sur la morale, mais sans pouvoir obtenir pour elles plus d'autorité que les poètes ; car il ne les établissaient pas sur des principes spéciaux réclamant une valeur de science (...). Le commencement de la morale comme science séparée, cherchant des principes qui lui soient propres, doit se prendre au moment où la philosophie opère un retour sur soi de la conscience en revenant de l'excursion tentée dans la connaissance universelle. » (pp. 566-567)’

Cependant, la réflexion morale menée dans l’antiquité grecque est centrée sur l’individu ; elle s’articule autour de la notion de bonheur, envisagée d’un point de vue individuel. La vertu est valorisée en ce qu’elle permet, pour les Anciens, la vie heureuse. C’est ce que souligne Michel Terestchenko, à propos de l’antiquité grecque :

‘« La vertu est l'accomplissement par l'homme de cette fonction (ergon) qui consiste pour l'homme à vivre sous la conduite de la raison. (...) Cette vie vertueuse, excellente, est aussi la bonne vie, la vie heureuse. L'homme vertueux est un homme accompli, qui a réalisé son essence d'être rationnel. C'est pourquoi, pour les Grecs, c'est aussi l'homme heureux. » (2001, p. 16)’

La dimension sociale et sociétale des principes moraux se développe ultérieurement, et principalement, en Europe, avec le christianisme, qui universalise ces principes, et qui introduit par conséquent, au-delà du bonheur de l’individu, le rapport à autrui avec la figure du “prochain”.

‘« L'universalisation de la notion de nature humaine à tous les hommes sans considération de race, de culture, de sexe, de savoir, etc., est une conquête du christianisme. » (Terestchenko, 2001, p. 16)’

L’éthique de la charité est, historiquement19, le premier “système de pensée” généralisé et institutionnalisé qui soutient les pratiques d’aide à autrui, au-delà de l’entraide communautaire ou familiale, et qui vient étayer l’assistance portée à une personne que l’on ne connaît pas par un ensemble de représentations. Il est difficile, aujourd’hui, de savoir précisément quelles étaient ces représentations, puisque nous n’avons plus accès à l’ensemble de l’univers de pensée au sein duquel elles prenaient leur signification : les représentations actuelles de la charité sont sans doute très différentes de celles qui ont émergées avec cette notion. Nous prenons donc en considération la remarque d’Eberhard Schockenhoff :

‘« L'historien soulignera avec regret que le fait de vouloir décrire à l'aide de termes qui sont les nôtres les idées des penseurs d'autrefois entraîne une forme d'anachronisme. Si nous nous intéressons à ce que nos prédécesseurs faisaient et pensaient, il nous faut essayer de le comprendre dans les termes dont ils disposaient eux-mêmes. » (2004, p. 841)’

Malgré ce risque d’anachronisme que nous limiterons en tentant de saisir les significations anciennes de la charité, nous allons présenter les principaux aspects de l’éthique de la charité, afin de pouvoir par la suite observer si cet héritage historique est repérable dans les représentations actuelles de l’aide à autrui.

Notes
19.

Du moins pour les sociétés marquées par le monothéisme, notre propos ne visant pas l’universalité.