c. La charité comme lien à Dieu

Les représentations sociales passées sont, comme nous l’avons souligné auparavant, difficilement accessibles. Comment retrouver les traces d’un système d’interprétation antérieur ? Si l’appréhension des représentations de la charité nées dans le contexte de l’apparition la chrétienté22 ne peut être précise, car nous ne pouvons plus les observer de la même manière que les représentations actuelles, les écrits anciens portent encore les significations construites à cette époque. C’est pourquoi nous allons nous pencher sur des écrits bibliques, en tant que documents historiques portant la trace des représentations antérieures de la charité, ce qui permettra d’affiner notre compréhension de ce système d’éthique. Même si ces textes ne sont pas précisément datés23, ils constituent les documents les plus anciens permettant de saisir, au moins partiellement, ce que la charité représentait dans le christianisme médiévial, au moment où ils ont été écrits.

L'amour d'autrui se “justifie”, dans la chrétienté, par l’amour de Dieu : d’une certaine manière, ce n’est pas parce que le prochain est un alter ego qu’il faut lui porter secours, mais parce qu’il est une créature divine. Il ne s’agit pas d’une préoccupation pour l’autre, mais plutôt d’un “souci de Dieu”, l’acte charitable prenant son sens au regard du lien à Dieu – comme finalité de toutes choses. La charité est donc prônée en tant qu’acte nouant un lien avec Dieu, et ce selon trois modalités.

Tout d'abord, il faut aimer son prochain parce qu’il est une créature de Dieu ; au travers de son prochain, c’est Dieu que l’on aime. L'amour du prochain apparaît dans un premier temps comme représentant une médiation du lien à Dieu. En effet, dans la Première épître de Saint Jean, nous trouvons dans le chapitre À la source de la charité :

‘« Aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. » (p. 2 051 ; “1 Jn, 4, 7”); « Quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. » (p. 2 053 ;“1 Jn, 5, 1”) ’

L’amour de charité apparaît donc, là, comme visant un lien à Dieu, par médiation, en ce que l’autre est un objet par lequel on aime Dieu.

D'autre part, il apparaît dans les Epîtres de Saint Paul qu'aimer autrui repose sur une forme d'identification au Christ :

‘« Que le Dieu de la constance et de la consolation vous accorde d'avoir les uns pour les autres la même aspiration à l'exemple du Christ Jésus » (p. 1 915 ; “Rm, 15, 5”) ’

Dans cette modalité de lien par identification24, la charité représente le fait de suivre l'exemple divin : « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres. » (p. 2 052 ; “1 Jn, 4, 11”). L’amour d’autrui devient alors un trait commun qui unit à Dieu.

Enfin, le fait d'aimer son prochain est compris comme manifestation de la présence de Dieu en soi :

‘« Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. » (p. 2 052 ; “1 Jn, 4, 12”).’

Cette troisième justification de l'amour d'autrui peut être analysée en tant que lien par incorporation25 au divin, c’est-à-dire que par l'amour de charité représente la présence du divin en soi.

Quelles que soient les modalités de justification de l’amour du prochain (médiation ou identification à Dieu, incorporation du divin), celui-ci ne prend son sens qu’au regard de Dieu, ce qui constitue un point de différenciation important entre l’éthique de la charité et l’éthique humaniste, comme nous le verrons ultérieurement.

Cette investigation nous a permis de repérer les principaux éléments qui caractérisent l’éthique de la charité. En premier lieu, la charité est liée à un positionnement éthique vis-à-vis de l’autre impliquant une certaine affectivité, à distinguer cependant de la sympathie et du sentiment amoureux. L’éthique de la charité prescrit la bienveillance à l’égard d’autrui, et celle-ci repose sur une forme d’amour “neutre” (car distinct de la passion et de l’amitié) et “équitable” (donné à tous) : agapè. L’amour de charité ne vise pas “son prochain”, en tant que tel, mais s’adresse, par son intermédiaire, à Dieu en tant que fin de toutes choses. Enfin, la charité est un don qui n’attend pas de retour. Ces traits, caractéristiques de l’éthique de la charité, seront-ils repérables dans l’univers de pensée des aidant-e-s ? Cet héritage historique marque-t-il leurs représentations professionnelles, contribue-t-il à les organiser ?

Nous savons déjà qu’Emmanuel Lévinas a réactualisé au XXe siècle la notion de charité avec le concept de « responsabilité pour autrui ». D'après Alain Brossat :

‘« Emmanuel Lévinas, lui, actualise “l'origine” évangélique en mettant l'accent sur le fait qu'une relation vraie à l'autre ne peut être fondée que sur une fondamentale asymétrie : « je suis responsable pour autrui sans attendre la réciproque. » La réciproque, c'est son affaire. « Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. » (…) Or, très précisément, ce qui s'actualise dans l'infini des relations interindividuelles sous les auspices de cette exigence (intenable et indéracinable à la fois) de l'asymétrie où se constitue la responsabilité du sujet, est ce qui, dans l'esprit comme la lettre de l'Ecriture, se produit comme “charité”. »(1993, p. 95).’

Ainsi, de ce point de vue éthique, la charité réactualisée implique la notion de responsabilité vis-à-vis d’autrui : je dois venir en aide à l’autre parce que ma responsabilité est engagée par sa présence. Cette éthique de la charité, reformulée et réactualisée par Lévinas qui y intègre la notion de responsabilité26, sera-t-elle repérable dans le discours d’intervenant-e-s sociaux ?

Après avoir repéré les composantes et la structure de l’éthique de la charité portée par le christianisme – institution par laquelle ce système éthique s’est vu généralisé et concrétisé par un certain nombres de pratiques, comme nous le verrons ultérieurement – nous allons à présent aborder le second grand système qui a marqué notre culture : celui de l’éthique humaniste.

Notes
22.

Nous nous y intéresserons plus qu’à celles liées à la culture religieuse juive ou musulmane, car notre société est davantage marquée par la pensée chrétienne.

23.

Et par ailleurs ils ont été traduits ultérieurement, ce qui constitue également un filtre.

24.

Au sens psychanalytique, l’identification est un processus, où, sur la base d’un trait commun, un lien affectif à l’autre se constitue (Freud, 1921).

25.

Pour les psychanalystes, l’incorporation correspond à un processus où, fantasmatiquement, l’on fait entrer et l’on conserve un objet à l’intérieur de son corps, ceci pouvant par ailleurs s’accompagner d’une activité sur le plan physique (l’eucharistie, d’ailleurs, illustre parfaitement cela). Au travers de ce processus, les qualités (positives ou négatives) de l’objet sont, au moins partiellement, absorbées (Laplanche & Pontalis, 1967). Cette idée est sous-jacente dans la formulation « en nous son amour est accompli ».

26.

Il est important d’indiquer ici les conditions historiques qui jouent certainement un rôle primordial dans cette reformulation : E. Lévinas réalise son œuvre dans “l’après holocauste”. L’extermination des juifs sous l’Allemagne nazie est l’arrière-plan sur lequel se dessine son travail.