b. Caractères de l’humanisme

Fonder la morale en rapport avec la notion d’intérêt et de sentiment

Nous avons vu que, dans le cadre de la pensée humaniste, Dieu n’apparaît plus comme la fin, ou a minima l’unique fin, que doivent viser l’existence et les comportements humains. Selon Tzvetan Todorov, les Lumières se caractérisent par la recherche du bonheur, réactualisant ainsi la question qui traversait l’Antiquité grecque. Néanmoins, ce n’est pas sur le bonheur “individuel” que porte la réflexion, elle se développe aussi sur le bien-être collectif ; ou plutôt, la question “comment puis-je avoir la vie bonne ?” se voit transformée en : “comment chaque citoyen peut-il atteindre le bonheur ?”

‘« Quoi qu'il en soit de la vie dans l'au-delà, l'homme doit donner sens à son existence terrestre. La quête du bonheur remplace celle du salut. L'État lui-même ne se met pas au service d'un dessein divin, il a pour objectif le bien-être de ses citoyens. »(2006, Finalité des actions humaines, [3])’

L’écart vis-à-vis de la pensée antique se situe pour beaucoup dans le fait que la citoyenneté apparaît comme un droit pour tous, et toutes, quel que soit son statut social. La figure de l’autre, comme héritage du christianisme, reste présente dans les préoccupations éthiques et morales.

Mais si Dieu n’est plus ce que l’on cherche à atteindre au travers de l’amour du prochain, sur quoi se fonde la morale, le positionnement éthique vis-à-vis de l’autre ? Voici la synthèse que propose J. Domenech concernant les fondements de la morale établis par les Lumières :

‘« Tout en refusant les idées innées, les écrivains philosophes des Lumières pensent que l'individu moral obéit tout d'abord à une motivation a priori, directe : intérêt bien entendu, sentiments envers ses semblables, amour de l'ordre. Dictée par la nature, éprouvée par l'habitude, cette motivation intérieure à bien faire constitue l'authentique fondation d'une éthique laïque. Il est toutefois d'autres fondements, que l'on qualifierait abusivement d'immoraux pour rendre plus évidente leur spécificité. Ces motivations sont extérieures à l'individu ; ce sont des motifs indirects, mais efficaces, car il repose sur une sanction ou une récompense a posteriori ; du moins sur la menace d'une sanction pour toute faute morale ou sur la promesse d'une récompense pour la vertu. » (1989, p. 33)’

Ainsi, les principes moraux sont pensés et étayés, indépendamment de l’Eglise, sur différents aspects ; leur justification ne s’appuie plus sur le lien à Dieu, mais sur que nous pourrions appeler aujourd’hui le lien social : c’est parce que nous appartenons à l’ensemble de l’humanité que nous devons avoir une conduite éthique. Cette appartenance implique, dans le courant de pensée humaniste, la prise en compte de l’intérêt de chacun (le sien et celui des autres) et le sentiment, vis-à-vis de ses semblables. C’est ce qui nous amène aujourd’hui à dire d’une personne : « elle est humaine », quand on veut signifier que cette personne est sensible à ce qu’éprouve une autre personne, et qu’elle le prend en compte. La synecdoque indique bien à quel point cette caractéristique est devenue fondamentale dans notre conception de l’être humain, celui ou celle qui se montre insensible étant d’ailleurs symboliquement exclu de cette appartenance par le qualificatif « d’inhumain ». Cependant, en cas de “défaut d’humanité”, la sanction ou la récompense viennent décourager les actes immoraux ou encourager les comportements moraux.

La notion d’intérêt, tout d’abord, se déploie à deux niveaux : celui de l’individu et celui de la société. Il s’agit de trouver un équilibre entre eux, voire de les ajuster. Helvétius formule l’idée suivante :

‘« C’est uniquement de la conformité ou de l’opposition de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt général, que dépend le bonheur ou le malheur public. » (cité par Domenech, 1989, p. 37) ’

L’intérêt général est une nouvelle notion, et l’intérêt de l’individu, sujet autour duquel le débat fait rage au XVIIIe siècle, est envisagé comme un élément à prendre en compte dans les questions morales. Si d’aucuns considèrent qu’une action qui sert son propre intérêt perd par là sa dimension morale, d’autres défendent l’idée que la vertu n’est pas incompatible avec l’intérêt. Parmi ceux-là se trouve d’Alembert :

‘« Sans doute aucune loi naturelle ni positive ne peut nous obliger à aimer les autres plus que nous ; cet héroïsme, si un sentiment absurde peut être appelé ainsi, ne saurait être dans le cœur humain ; mais l’amour éclairé de notre propre bonheur nous montre comme les biens préférables à tous les autres, la paix avec nous-mêmes, l’attachement de nos semblables ; et le moyen le plus sûr de nous procurer cette paix et cet attachement, est de disputer aux autres le moins qu’il est possible, la jouissance de ces biens de convention, si chers à l’avidité des hommes. Ainsi l’amour éclairé de nous-mêmes est le principe de tout sacrifice moral. » (cité par Domenech, 1989, p. 43) ’

L’intérêt individuel prend donc un tout autre statut, et cet “intérêt bien compris”, éclairé par la raison, par une réflexion morale, peut se trouver aux sources de l’éthique. Mais la seule raison ne constitue pas un étayage suffisant pour les philosophes des Lumières, il faut y adjoindre le sentiment. C’est ce qu’exprime Diderot :

‘« Quels que soient les secours étrangers qui vous ont inclinés vers le bien, quoi que ce soit qui vous ait prêté main forte contre vos inclinaisons perverses, tant que vous conserverez le même caractère, je ne verrai point en vous de bonté : vous ne serez bon que quand vous ferez le bien d’affection et de cœur. » (cité par Domenech, 1989, p. 57)’

Le sentiment valorisé dans le siècle des Lumières rejoint l’éthique de la charité dans l’idée de l’amour pour l’autre, mais désormais il se suffit à lui-même, en ce qu’il ne constitue plus un “moyen” pour atteindre Dieu27.

Par ailleurs, certains philosophes appuient une morale laïque sur « l’amour de l’ordre », comme sentiment naturel qui porte à la justice. J. Domenech affirme que :

‘« Rousseau se fait ainsi l’apologiste du sentiment, de la conscience, plutôt que de la religion, lorsqu’il définit la conscience comme étant “au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises”. » (1989, p. 65) ’

Si les philosophes des Lumières prennent plus ou moins de distance à l’égard de la religion (et Rousseau n’en étant pas le plus éloigné, tout en écrivant le Contrat social), ceux-ci oeuvrent tous à la constitution d’outils de pensée permettant de fonder une morale indépendamment de l’Eglise, sinon de Dieu, pour certains d’entre eux.

Alors que le sentiment (pour les êtres humains et/ou en tant qu’amour de l’ordre) est conçu comme une disposition naturelle et innée, l’intérêt bien compris repose sur une conscience éclairée. C’est pourquoi l’éducation est une valeur importante dans ce courant de pensée. L’éducation, par les lumières qu’elle apporte à la conscience, vient renforcer la disposition humaine naturelle à un comportement moral. Ainsi, l’être humain est perçu comme perfectible, l’éducation étant l’outil du perfectionnement de sa nature :

‘« Qu'est-ce donc que la vertu, sinon "la nature perfectionnée" ? Cette formule, empruntée à Cicéron, dément l'assertion de Chaudon : une telle définition renferme toutes les virtualités de l'éthique des Lumières. » (Domenech, 1989, p. 33)’
Notes
27.

Selon la formulation de Tzvetan Todorov : « Il n'est plus nécessaire, comme le demandaient les théologiens, d'être toujours prêt à sacrifier l'amour des créatures à celui du Créateur ; on peut se contenter d'aimer d'autres êtres humains. » (2006, Finalité des actions humaines, [2])