Le Moyen-Âge est marqué par le rôle social et sociétal important que l’Eglise y joue. Parmi ses fonctions sociales, elle se charge, au travers de sa mission de charité, d’apporter soutien et assistance à la population victime de la pauvreté endémique qui sévira tout au long de cette période. Ce rôle, que Robert Castel compare à celui rempli par un service social, de nos jours, est reconnu et en partie encadré par le pouvoir politique :
‘« Dans l'Occident chrétien, l'Eglise a très tôt à assurer l'équivalent d'un service social, y compris sous des formes mandatées par le pouvoir politique (un capitulaire de Charlemagne définit déjà la part de la dîme ecclésiale qui doit être consacrées au service des pauvres). » (1989, p. 11)’Au-delà de cette organisation institutionnelle, la charité se pratique individuellement et directement, par le don aux pauvres. En effet, l’acte charitable est un acte vertueux au sein du christianisme. Comme l’indique Bronislaw Geremek :
‘« Le don, moyen universel de lien des relations humaines et message traduisant l'intention d'un rapprochement d'homme à homme ou d'un groupe à l'autre, reçoit dans le christianisme une signification nouvelle, tant du point de vue spirituel qu'institutionnel. L'aumône y apparaît comme un instrument permettant le rachat des péchés ; par conséquent, la présence des pauvres dans la société chrétienne est considérée comme s'inscrivant tout naturellement dans le plan du salut. » (1978, trad. 1987, p. 29) ’Ainsi, la valeur morale de ce comportement et la visée du rachat des péchés au regard de Dieu soutiennent les dons charitables effectués par la population, de manière directe ou à l’Eglise. Les institutions de charité vont connaître une évolution au cours de l’époque médiévale, et se développer :
‘« C'est seulement au cours des XIe et XIIe siècle, à la suite des messages des Pères de l'Eglise grecs et de l'activité monastique orientale, que la pauvreté commence à apparaître comme une valeur spirituelle. (...) C'est dans ce contexte que se développe l’activité des institutions de bienfaisance et des ordres mendiants.» (p. 26)’La pauvreté a alors un statut particulier : elle représente « la valeur spirituelle du renoncement » (p. 45), quand elle renvoie aux “ pauperes cum Petro”. Les “pauvres avec Pierre”, parmi lesquels se trouve le clergé qui fait vœu de pauvreté, sont néanmoins distingués des “pauvres avec Lazare” : « Le pauper Lazarus évangélique représente la population civile qui souffre de pénurie ; les pauvres qui appartiennent à cette catégorie n'apparaissent pas comme des sujets actifs mais uniquement comme des assistés, que l'Eglise et ses fidèles doivent prendre en charge. » (pp. 35-36). D’autre part, une distinction est opérée entre hospitalitas et liberalitas :
‘« Dans sa compilation, Gratien évoque la différence entre l'hospitalitas et la liberalitas, ce qu'on peut interpréter en termes modernes comme une distinction entre le système d'aumônes et l'assistance sociale. (…) [La première] a un caractère inconditionnel (...) [Dans la seconde] il faut savoir faire la distinction entre les “honnêtes” et les “malhonnêtes”, les “siens” et les “étrangers”, les vieux et les jeunes, les honteux et les insolents, et accorder un soutien au premier de chacune de ces différentes catégories. » (p. 38)’Cette distinction est importante et Bronislaw Geremek montre, dans La potence ou la pitié, qu’elle organise les secours apportés aux pauvres, selon le principe de l’hospitalitas ou de la liberalitas. Dans cette dernière, la pitié sera destinée aux “bons pauvres”, la potence, la sanction devant être mise en œuvre pour les “mauvais pauvres”. Cette organisation peut d’ailleurs se traduire, très concrètement, par des réglementations concernant l’assistance29 (règles juridiques municipales). L’exercice de la mendicité devient un métier, ce qu’indique par exemple l’existence d’organisations corporatives des mendiants, ou l’obligation d’exposer « publiquement les raisons pour lesquelles il sollicite l'assistance d'autrui » (p. 68).
Mais la réglementation de cette activité va être modifiée au cours du XIVe siècle, dans le contexte d’une crise du travail, ce qui inaugure, pour Robert Castel, « la question sociale » :
‘« Édouard III d'Angleterre et Alphonse IV du Portugal en 1349, Jean dit le Bon en France en 1350, Pedro II de Castille en 1351, prennent une série d'ordonnances dont la quasi simultanéité et l'unité d'inspiration sont à première vue surprenantes. Ces mesures sont d'ailleurs réitérées et complétées par d'autres dispositions prises dans la seconde moitié du XIVe siècle. Que disent-elles ? Elles associent deux séries de prescriptions, l'interdiction de la mendicité et du vagabondage et l'obligation de travail. » (1989, p. 10)’Ces mesures montrent que les prémisses d’un changement social important se dessinent, changement qui conduira à une transformation des structures de l’aide à autrui. Le point de vue de Luther, issu du manifeste A la noblesse chrétienne de la nation allemande, touchant la réformation de la chrétienté, témoigne, ultérieurement, de ce changement :
‘« Il est de la plus haute importance d'extirper la mendicité du monde chrétien. Aucun chrétien ne devrait mendier. » (Cité par Geremek, 1978, trad. 1987, p. 233)’Les évolutions sociales, économiques et culturelles à l’œuvre à la fin du Moyen-Âge conduiront à une transformation importante des structures sociales, et à l’avènement de la Modernité. Mais la période de transition, avant le passage à une organisation des secours étayée par l’éthique humaniste, s’étend sur plusieurs siècles, et va être caractérisée par la très grande ambivalence de l’aide apportée aux “nécessiteux/ses”. Débutant par cette série de mesures interdisant la mendicité et instaurant l’obligation de travailler, elle aboutira sur ce Michel Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, qualifie de « grand renfermement ».
« Le système d’insignes distribués aux pauvres, attesté dans plusieurs villes bas-médiévales, peut être considéré comme un essai d'étendre le privilège de “prébende des pauvres” à des groupes plus nombreux de gens déclassés, aspirant à des subventions régulières : il sert, en effet, à établir des distinctions entre différentes catégories de pauvres et à désigner les ayants droits au soutien, donc ceux qui, selon la doctrine bas-médiévale de la charité, ne peuvent plus vivre de manière conforme à leur rang social. » (p. 60)