b. Une période de transition marquée par une forte ambivalence de l’aide à autrui

« Soyez sans crainte ! Je ne me venge pas du mal mais je force au bien. J'ai la main lourde, mais mon coeur est plein d'amour. » (Inscription sur le portique de la maison de travail pour femmes, à Amsterdam, citée par Geremek, 1978, trad. 1987, p. 274)

Comme le montre B. Geremek, la crise qui secoue le XVIe siècle, et la misère sociale qu’elle génère, vient révéler l’étendue du malaise social d’une société dont les structures s’effondrent :

‘« Enfin, le cycle des mauvaises récoltes qui s'étendra de 1526 à 1535 accuse dans toute sa cruauté le décalage, qui s'accentue de plus en plus, entre le nombre de la population toujours en croissance et la quantité insuffisante de vivres : le vagabondage prend l'ampleur d'un phénomène de masse, des mesures répressives envers les pauvres se multiplient. »(p. 162) ’

Ainsi, à Lyon, en 1529, la population se révolte ; c’est la Grande Rebeyne : « tous, salariés, femmes, jeunes gens, participent à la révolte ; ils mettent à sac le grenier à blé municipal, le couvent des franciscains et les maisons des riches bourgeois, exigeant que les autorités interdisent « la spéculation sur le blé et en fassent baisser le prix » » (p. 214). Dans les suites de ce soulèvement populaire, un organisme d’« Aumône générale » est créé. Cet exemple, parmi d’autres, montre que les révoltes populaires conduisent à mettre en place un système d’assistance publique :

‘« L'assistance sociale publique, qui puise ses origines dans les crises sociales, s'affirme au cours des décennies, même si elle se heurte constamment à des obstacles nouveaux. » (p. 206)’

L’Aumône lyonnaise, comme dans d’autres villes, apporte un soutien matériel (pain et argent) aux habitant-e-s tout en exerçant un contrôle rigoureux sur ses bénéficiaires pour s’assurer que ces secours sont “bien utilisés”. Par ailleurs, elle est dotée de prérogatives judiciaires et policières, et appuyée par les autorités publiques, ceci permettant « certaines mesures répressives à l'égard des vagabonds et des mendiants invétérés comme, par exemple celle, du travail forcé » (p. 215).

Ainsi, avant la Révolution française, et bien que la charité se maintienne, la laïcisation de l’aide à autrui est à l’œuvre. Selon Bronislaw Geremek, à l’aube du XVIIe siècle :

‘« La charité manifestée publiquement demeure l’élément stable des comportements rituels dans la vie et face à la mort (...), et constitue également une affirmation du prestige, des richesses et du pouvoir. Seulement, elle a cessé d'être la forme dominante de l'assistance aux pauvres. » (p. 230)’

Cependant, cette assistance publique a un caractère répressif30, c’est pourquoi la sympathie populaire qu’elle inspire est toute relative. Et en effet, de nombreux et nombreuses pauvres sont enfermé-e-s dans des maisons de rééducation. On voit que l’aide apportée est associée, comme dans la charité où l’édification des pauvres s’associait à leur soutien, à une visée de redressement moral, ce dernier aspect prenant une dimension plus prégnante. Selon Michel Foucault :

‘« D’entrée de jeu, un fait est clair : l’Hôpital général n’est pas un établissement médical. Il est plutôt une structure semi-juridique, une sorte d’entité administrative qui, à côté des pouvoirs déjà constitués, et en dehors des tribunaux, décide, exécute et juge. (…) L’Hôpital général est un étrange pouvoir que le roi établit entre la police et la justice, aux limites de la loi : le tiers ordre de la répression. » (1964/1972, pp. 72-73) ’

A cette époque, la distinction que nous opérons actuellement entre les pauvres, les fous/folles, les malades et handicapé-e-s n’est pas si claire, et tou-te-s sont regroupé-e-s dans une catégorie de personnes prises en charge par l’Aumône, dans le meilleur des cas, et par l’Hôpital quand un redressement est jugé nécessaire, ou quand la personne ne peut vivre sans soins. Comme dans les siècles précédents, l’obligation du travail reste centrale. Elle le restera après la Révolution, et jusqu’à nos jours, ce devoir continue à organiser les systèmes d’aide (ce qui est très visible dans l’organisation du dispositif RMI, dès l’origine, mais à plus fort titre dans sa reformulation en terme de Revenu de Solidarité Active).

La violence avec laquelle s’effectue cette assistance aux démuni-e-s a quelque chose de paradoxal. Nous pensons que celle-ci s’explique en grande partie par la disparition du cadre que fournissait l’éthique de la charité. La pauvreté a perdu la signification que lui accordait l’époque médiévale. Comme le montre Michel Foucault :

‘« La Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique. (…) Quant à l’œuvre de charité, d’où tiendrait-elle sa valeur ? Ni de la pauvreté qu’elle secourt, puisque celle-ci ne recèle plus de gloire qui lui soit propre ; ni de celui qui l’accomplit, puisque, à travers ce geste, c’est encore une volonté singulière de Dieu qui se fait jour. » (pp. 80-81)’

Ainsi, cette période de transition est marquée par l’absence d’un système de pensée étayant donnant une signification à l’aide à autrui. Le « grand renfermement » peut alors être compris comme un mouvement collectif de “passage à l’acte” des membres d’une société qui ne parvient plus à fournir un cadre symbolisant pour l’aide à autrui. Si l’ambiguïté vis-à-vis de la pauvreté existe de tous temps, comme le montre B. Geremek, et que notre attitude oscille entre « la potence ou la pitié », cette période révèle très clairement cette ambivalence, mal contenue par des cadres sociaux qui s’effondrent – avant l’avènement de la Modernité.

Notes
30.

« Nous nous trouvons maintenant face au phénomène inverse : le dessein charitable d'une politique dont les méthodes restent pourtant ouvertement policières et répressives. À l'origine à des actes de violence se trouve le désir, inspiré par le sentiment chrétien, d'apprendre aux pauvres à vivre dans la dignité. » (p. 282)