c. Apparition de “l’intervention sociale”

La catégorie du travail social tend à se dissoudre avec l’apparition de nouvelles structures et de nouvelles professions d’aide et d’accompagnement social. Celles-ci se développent massivement autour du dispositif du RMI, qui appartient à la loi cadre de lutte contre l’exclusion votée en 1988. Dans le premier article de la loi sur le RMI, nous trouvons les fondements suivants :

‘« Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l'économie et de l'emploi, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. L'insertion sociale et professionnelle des personnes en difficulté constitue un impératif national. Dans ce but, il est institué un revenu minimum d'insertion mis en oeuvre dans les conditions fixées par la présente loi. Ce revenu minimum d'insertion constitue l'un des éléments d'un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d'exclusion, notamment dans les domaines de l'éducation, de l'emploi, de la formation, de la santé et du logement. » (Loi 88 – 1088 relative au revenu minimum d’insertion du 1er Décembre 1988 (titre premier : dispositions générales), citée par Comiti, 2002, p. 345)’

Nous voyons que si le travail reste une valeur centrale, et le droit à la subsistance affirmé, l’Etat se donne également une mission « d’insertion sociale ». Ainsi, c’est autour des missions d’insertion sociale et professionnelle que se développe une activité d’accompagnement en partie confiée à de nouveaux/elles praticien-ne-s, travaillant dans le cadre d’associations – souvent récemment créées. Les professions traditionnelles du travail social se voient interrogées par l’apparition de ces praticien-ne-s, peu ou prou formés, ou d’une autre manière, et auxquel-le-s on confie des missions assez proches des leurs.

Par ailleurs, le développement du travail de partenariat crée une dynamique d’échange entre ces deux formes de pratiques : l’une est ancrée dans le contexte institutionnel de la fonction publique – historique, complexe, très structuré – où le statut professionnel s’appuie sur une formation professionnelle, un poste clairement défini, une convention collective ; l’autre s’inscrit dans un cadre associatif – récent et plus “léger” – où les pratiques se construisent au fil de l’expérience. Des référentiels, fournis par les structures qui encadrent l’activité d’insertion, apparaissent néanmoins progressivement dans les diverses associations intervenant en rapport avec la loi de lutte contre l’exclusion (1989), et en particulier dans le cadre du dispositif RMI.

Ainsi, la catégorie du travail social est-elle encore pertinente ? Comme le soulignent Pierre Bonjour et Françoise Corvazier :

‘« Toutefois, à mi-chemin entre la réalité sociale mouvante et les principes démocratiques qui régissent l'équilibre du rapport (entre Etat et société civile), le travail social s'est développé de manière exponentielle jusqu'à constituer une sorte de nébuleuses. Ce processus de complexification, qui a fait apparaître, au fil du temps, de nouveaux métiers (notamment dans le domaine de l'insertion), de nouveaux dispositifs (tels que le RMI) et de nouvelles instances de décision politique (notamment dans le cadre de la décentralisation), a rendu tout aussi complexe de garantir ce qui constitue le sens même du travail social, et à exposer dangereusement ses acteurs. (...) Par ailleurs, la remise en cause néolibérale de l'intervention sociale dans l'espace public, au profit d'une privatisation et d'une marchandisation de l'acte social lui-même, rend plus aiguë la question du sens du travail social. » (2003, p. 188)’

Les évolutions sociales qui marquent la fin du XXe siècle amènent à une profonde transformation des pratiques d’aide à autrui : un certain nombre d’entre elles échappent à la fois au système traditionnel de l’action sociale d’Etat, et au modèle de l’action caritative.

Ces praticien-ne-s, dont la dénomination et la formation professionnelle sont variables, constituent un nouveau corps professionnel encore mal identifié et identifiable : les divers référent-e-s de parcours, conseiller-e-s en insertion, formateurs/trices, agents d’insertion, etc., apparaissent comme un ensemble polymorphe indéfini, voué-e-s à un statut flottant. D’après ce que nous avons pu observer32, ce groupe professionnel est hétérogène : certain-e-s ont des diplômes de haut niveau, d’autres ne sont pas allés “au bout de leurs études” (universitaires), d’autres encore ont eu un parcours professionnel différent avant de s’orienter sur cette profession ; leur origine socioculturelle est très diverse. Ils/elles travaillent au sein d’associations subventionnées, mais dont les subventions ne sont jamais acquises d’une année sur l’autre, ce qui place leur pratique dans un cadre précaire, soumis aux variations des politiques locales, étatiques et européennes. A situation précaire, intervention précaire. Nous verrons que cette instabilité est bien présente à l’esprit des conseiller-e-s en insertion.

C’est dans ce contexte qu’émerge la notion d’intervention sociale, qui englobe le champ du travail social, des nouvelles professions du social, et celui de l’action caritative (religieuse ou laïque, puisque des associations telles que le Secours Populaire sont habituellement rangées dans cette catégorie). Comme le montrent Jacques Ion et Bertrand Ravon :

‘« L'émergence de la notion d'intervenant social nous paraît significative : outre que cette notion relativise le caractère professionnel (…), elle met l'accent sur le caractère situé et limité dans le temps de la pratique relationnelle (…). » (2002, p. 16)’

Si l’apparition de la notion d’intervention sociale est à notre sens liée, en grande partie, à l’émergence des nouvelles modalités de travail que nous venons de décrire, elle se trouve entérinée par le Conseil supérieur du travail social, en 1996. Celui-ci publie un rapport intitulé L’intervention sociale d’aide à la personne, qui se veut un cadre de référence pour les pratiques des assistant-e-s de service social. Elle est définie de la manière suivante :

‘« L'intervention sociale d'aide à la personne est une démarche volontaire et interactive, menée par un travailleur social qui met en oeuvre des méthodes participatives avec la personne qui demande ou accepte son aide, dans l'objectif d'améliorer sa situation, ses rapports avec l'environnement, voire les transformer. Cette intervention est mandatée par une institution qui définit, par son champ légitime de compétence, le public concerné » (Annexe III de la circulaire du 27 mai 2005)’

Ainsi, les enjeux actuels qui traversent le champ des pratiques d’aide à autrui transforment les modalités de travail des praticien-ne-s : quels effets produisent ces transformations ? Si le travail social tel qu’il s’est construit au fil du XXe siècle ne constitue plus un cadre adapté aux problématiques à l’œuvre, quelles formes de pratiques s’esquissent au sein de l’hypermodernité ? Quelles sont les problématiques, les enjeux sociaux posés par l’hypermodernité ?

Nous parvenons au terme de notre visite de l’histoire des pratiques d’aide à autrui dans la société française, les édifices suivants n’étant pas encore construits. Dans ce contexte de désagrégation des formes traditionnelles du travail social, quel horizon se dessine pour les pratiques à venir ? C’est ce que nous tenterons de mettre à jour dans l’exploration menée. La connaissance de cette histoire des institutions ayant eu vocation à aider autrui nous sera utile pour observer si les pratiques actuelles en “portent les stigmates”.

Afin de mieux comprendre les changements qui se manifestent dans le champ des pratiques d’aide à autrui, il nous faut également situer cet objet au sein du contexte socioculturel dans lequel se jouent ces évolutions, pour tenter d’en saisir les reliefs. Ceci permettra de situer notre objet à l’intersection de deux axes : l’axe historique et l’axe du contexte actuel ; le premier correspond à la question : « dans quelle histoire s’inscrivent les pratiques actuelles d’aide ? », et le second à la question : « dans quel contexte spécifique se mettent actuellement en œuvre ces pratiques ? ». Ayant apporté des éléments de réponse à la première – éléments utiles pour l’approche généalogique des représentations professionnelles –, nous allons à présent avancer sur cette seconde question. Celle-ci se subdivise en deux aspects : tout d’abord, celui du contexte socioculturel général dans lequel s’actualise la question de l’aide à autrui ; puis celui du contexte particulier d’une interaction ayant pour enjeu l’apport d’une aide à une personne qui, dans la rencontre, est caractérisée par un certain nombre de problèmes à résoudre, problèmes auxquels l’aidant-e tente d’apporter des solutions ou des compensations. L’exploration de ces deux aspects nous fournira les bases théoriques pour l’analyse des enjeux sociaux, et de ceux plus spécifiquement liés à l’interaction aidant-e/aidé-e, ce qui nous permettra de soutenir une compréhension (partielle) des ancrages psychologique, psychosociologique et sociologique des représentations professionnelles des intervenant-e-s sociales.

Notes
32.

Il n’existe pas d’étude sur la composition socio-culturelle de ce groupe professionnel, aussi faisons nous référence à notre expérience de ce milieu (dans divers lieux, et sous divers statuts) qui nous est apparu comme étant de composition très hétéroclite. En ce qui concerne les participant-e-s de notre recherche, les “profils” des praticien-ne-s rencontré-e-s sont très divers.