I. Contexte socioculturel

a. Phénomènes d’“exclusion” et de précarité

Comme nous l’avons vu précédemment, la loi de lutte contre l’exclusion (1989) témoigne de l’émergence de nouveaux phénomènes. La notion d’exclusion, apparue dès les années 60, est tout d’abord rendue visible par l’ouvrage de Pierre Lenoir, Les exclus (1974), ouvrage qui inaugurera une série de travaux sur cette notion, jusqu’à ce qu’elle se voie reconnue de manière institutionnelle par la loi de lutte contre l’exclusion.

En 1974, Pierre Lenoir regroupe dans la catégorie émergente d’exclus les « inadaptés physiques », les « débiles mentaux » et les « inadaptés sociaux ». Si l’on pouvait déjà interroger la validité d’une telle catégorisation, à présent, la notion d’exclusion peut être rapportée à une infinité de situations (chômeurs et chômeuses, Rmistes, SDF, habitant-e-s de banlieues, personnes en situation de marginalité, handicapé-e-s physiques et maintenant psychiques – on n’arrête pas le progrès ! – bref, la liste serait interminable). Or, les “exclus” sont bel et bien partie prenante de notre société : ils sont, si tant qu’ils existent, partout ! N’étant pas en dehors de la société, mais plutôt bien présents, et de plus en plus nombreux, de quoi sont exclus les “exclus” ?

Le flou de cette notion quasi volatile montre en fait surtout, à notre sens, l’existence d’un sentiment omniprésent : celui correspondant à la crainte de “ne plus en être”, de se voir relégué-e en marge d’un système vécu comme une centrifugeuse qui peut à tout moment nous expulser, nous décrocher du lieu où nous souhaitons être – si ce n’est déjà fait. C’est pourquoi il nous semble plus pertinent de considérer le mouvement à l’œuvre plutôt que de tenter de cerner une catégorie à la croissance exponentielle, de s’interroger sur les processus plutôt que de mener une activité vaine en voulant saisir ce qui s’échappe sans cesse.

Les notions de précarité et de processus de précarisation permettent davantage de penser ce qui se joue dans une société évoquant un accélérateur de particules dont la collision produit des particules élémentaires. Cette image a été popularisée par Michel Houellebecq (1998), dans Les particules élémentaires, où il nous narre l’errance et la désespérance de deux frères, particules issues de l’éclatement d’une structure et qui ne peuvent se lier à nouveau : l’impossibilité d’établir un lien à l’autre qui tienne aboutira d’un côté à la recherche d’une satisfaction pulsionnelle, qui s’avèrera illusoire ; et de l’autre, au projet fou d’une espèce humaine génétiquement modifiée, stérilisée pour dissocier la reproduction et le plaisir. Dans les deux cas, le lien à l’autre et le monde qui nous entoure n’ont plus de sens, la dimension symbolique est mise à mal et ne peut s’articuler aux situations vécues pour en faire des expériences signifiantes. La précarisation conduit-elle à ce vide de sens ?

La précarité est un terme principalement utilisé pour décrire les transformations à l’œuvre dans le champ du travail. Selon Nicolas Fieulaine :

‘« Les situations de précarité correspondent à des insertions sociales marquées par l’instabilité et l’incertitude structurelles (chômage, emploi précaire, risque de licenciement, temps partiel, faiblesse des revenus) qui fragilisent l’accès aux supports offerts par l’intégration sociale (travail, revenus, protection sociale), et ce à la fois au niveau de leur quantité (niveaux de travail, de revenus et de protection) et de leur qualité (centralement la stabilité du travail, des revenus et de la protection). » (2006, p. 82)’

Au-delà de ce champ, la précarité peut être considérée comme un phénomène beaucoup plus large qui désigne une déstabilisation des repères identitaires et sociaux, une fragilisation de “l’équilibre psycho-social” : la place occupée par chacun-e, les liens aux autres, l’équilibre psychique apparaissent comme précaires, peu assurés, « temporaires en permanence ».

Sur le plan social, la précarité renvoie à ce que Robert Castel appelle la désaffiliation, mouvement de rupture ou de distanciation vis-à-vis des ancrages sociaux que constituent le travail, la famille, la vie collective, le lien aux institutions… Pour lui, la désaffiliation se caractérise, dans la nouvelle question sociale qui est la nôtre, par la figure du précaire :

‘« Fin du deuxième épisode de la lutte contre la désaffiliation, lorsque les sociétés modernes paraissent en mesure, à travers l'édifice de l'État-Providence, de maîtriser complètement la question sociale grâce à cette articulation souple de l'obligation du travail et de la garantie de secours que promeut la technologie assurantielle. (...) Mais on sait qu'aujourd'hui cet optimisme s'est brisé devant la résurrection d'une vieille forme d'organisation/désorganisation de l'existence que l'on croyait en voie de disparition : la précarité. Troisième épisode de la question sociale dans lequel le rôle principal n'est plus joué par le vagabond puis par le sous-prolétaire, mais par le précaire, précarité par rapport au travail, mais aussi par rapport à la famille, au logement, aux principaux secteurs de l'existence, qui fait de la vie du précaire une confluence de risques à conjurer. » (1989, p. 24-25)’

Dans ces conditions sociales, économiques et culturelles de risque permanent (Beck, 1986), la notion de « souffrance psychique » apparaît dans le champ de l’intervention sociale34. Les “psys” se voient de plus en plus sollicité-e-s par les praticien-ne-s de ce champ, quand ils ou elles n’en sont pas directement partie prenante. On voit ainsi des psychologues ou des intervenant-e-s ayant suivi pendant quelques années un cursus en faculté de psychologie travailler dans le secteur de l’insertion35, en tant que conseiller-e-s en insertion par exemple, et proposer un accompagnement qui semble parfois flirter avec la démarche de psychothérapie.

S’il faut être vigilant à l’égard d’une possible “psychologisation” des enjeux sociaux, il n’en demeure pas moins que nous semblons découvrir les effets des conditions socio-économiques sur la vie psychique. Ainsi, Nicolas Fieulaine montre la portée des situations de précarité sur le rapport que l’on entretient à la temporalité :

‘« Si la précarité constitue un phénomène social qui interroge la dimension du temps, c’est que les insertions sociales précaires, par leurs caractéristiques d’instabilité et d’incertitude, se particularisent de manière centrale par les modalités temporelles d’inscription sociale qu’elles définissent structurellement. Les trajectoires biographiques complexes et chaotiques, les places sociales situées dans un entre-deux instable, et l’imprévisibilité de l’avenir qu’elles instaurent questionnent directement la possibilité pour ceux qui s’y trouvent confrontés de s’inscrire dans le temps de manière à pouvoir s’inscrire dans le social, mais également de s’inscrire dans le social de manière à pouvoir s’inscrire dans le temps. » (2006, p. 337)’

La précarité induit donc nécessairement un changement du rapport à la temporalité, ce dernier n’étant pas un aspect circonscrit, “accessoire”, de la vie psychique, mais étant au contraire intimement lié à l’ensemble des vécus, à l’expérience subjective du monde qui nous entoure. « S’inscrire dans le temps de manière à pouvoir s’inscrire dans le social » est par ailleurs une condition nécessaire à l’inscription dans le symbolique, c’est-à-dire au fait de donner un sens aux situations que l’on rencontre. Ainsi, nous pensons que la précarisation, au-delà des conditions sociales et économiques auxquelles elle conduit, fragilise les assises symboliques sur lesquelles nous nous étayons pour construire notre identité et le lien aux autres. La désymbolisation (Durif-Bruckert, 2007) peut par ailleurs être rapportée au mouvement « désinstitutionalisation » décrit par Alain Touraine (1997), l’ébranlement des grands “systèmes symboliques” – religions et/ou idéologies –, qui ouvre le champ à la désorganisation que constitue la précarité ?

Notes
34.

Les différentes contributions de l’ouvrage Travail social et souffrance psychique, dirigé par Jacques Ion (2005b), comme la thèse de Christian Laval (2003) sur Les réaménagements de la relation d’aide à l’épreuve de la souffrance psychique, témoignent de cela.

35.

Le plus souvent dans le cadre de mesures d’Appui Social Individualisé (ASI).