b. Autonomie et désinstitutionalisation, universalisme et interculturalité

D’une certaine manière, les phénomènes culturels et sociaux actuels peuvent être compris comme une atteinte des limites de l’idéal humaniste. Nous pouvons en effet penser que ses deux principales visées – l’autonomie et l’universalité – ont contribué à conduire à la désinstitutionalisation et à la globalisation, ainsi qu’à l’une de ses conséquences : les situations d’interculturalité, qui viennent interroger l’humanisme des Lumières. C’est la raison pour laquelle le terme “d’hypermodernité” nous semble adéquat pour décrire et analyser les dynamiques sociétales actuelles : le préfixe « hyper » comporte la notion d’intensité, voire d’excès dans la présence d’un élément donné. Notre société souffrirait-elle d’un “trop” de modernité ? Comme l’a montré Arthur Schopenhauer (1864), le fait de pousser un raisonnement à l’extrême finit par le rendre absurde, et nous pouvons comprendre, parmi d’autres dimensions, l’hypermodernité comme un contexte où nous touchons aux limites du raisonnement posé sur les bases de la philosophie des Lumières.

La visée émancipatrice issue de la pensée des Lumières, formulée en terme d’autonomie, s’est progressivement mise en œuvre dans notre culture, jusqu’à atteindre ce qu'analyse Alain Erhenberg :

‘« Le séisme de l'émancipation a d'abord bouleversé collectivement l'intimité même de chacun : la modernité démocratique – c'est sa grandeur – a progressivement fait de chacun de nous des hommes sans guide, nous a peu à peu placés dans la situation d'avoir à juger nous-même et à construire nos propres repères. » (1998, p. 14)’

Les idéaux émancipatoires aboutiraient-ils, en dernière instance ou alors dans une phase transitoire qui serait la nôtre, à un égoïsme généralisé, selon la vision que rapporte Eugène Enriquez ? La voici :

‘« L’individu hypermoderne ne serait donc que la concrétisation ultime de l’individu moderne, issu du siècle des Lumières et de la Révolution française, qui n’aurait de désir qu’égoïste (égoïsme individuel ou groupal) et qui aurait, tout au long du XIXe et XXe siècle, tenté de se libérer des contraintes sociales et du collectif. » (2004, p. 40)’

Cet angle d’analyse nous paraît en partie valable, mais ne suffit pas à rendre compte de la complexité des mutations à l’œuvre dans l’hypermodernité. Si les valeurs se classent relativement aisément dans les catégories du bien ou du mal, il en est tout autrement pour les phénomènes qui traversent une société : d’un côté, la visée d’émancipation a permis, par exemple, le développement de la liberté d’expression et de pensée ou le fait que les femmes obtiennent des droits identiques à ceux des hommes ; de l’autre, elle nous mène à la société du risque décrite par Ulrich Beck (1986), aux processus de désinstitutionalisation. Pour Alain Touraine :

‘« Par désinstitutionalisation, il faut entendre l'affaiblissement ou la disparition des normes codifiées et protégées par des mécanismes légaux, et plus simplement la disparition des jugements de normalité qui s'appliquaient aux conduites régies par des institutions. » (1997, p. 54)’

En effet, un processus d’émancipation conduit nécessairement à interroger et à se dégager de l’autorité ou des autorités existantes, des institutions physiques et morales qui les portent. C’est pourquoi la remise en cause des valeurs, des normes et des lois est inhérente à ce processus. Mais à cette émancipation correspond en général une intériorisation des interdits, d’un système éthique guidant les conduites, aboutissant à une intégration des valeurs et normes morales portées par l’autorité ou à leur transformation. Or, Eugène Enriquez souligne l’accroissement des violences physiques36 et surtout des violences psychiques :

‘« La violence directe est partout (…). Cette violence directe, s’attaquant aux corps, n’est pas la seule. Une autre, plus subtile, plus insidieuse, plus masquée, croît tous les jours (…). La violence psychique devient multiforme mais elle a toujours la même cause : ne pas supporter l’altérité de l’autre, ne pas la considérer, ne pas la respecter. » (2004, pp.53-54)’

Ainsi, y a-t-il émancipation sans intégration d’un système éthique définissant, structurant et encadrant le rapport à l’autre ? Si de nouvelles normes et valeurs se forment, quelles sont-elles ? Nous n’assistons pas à une complète disparition des normes sociales partagées, et les codes sociaux restent bien ancrés : le style vestimentaire, les “langages” spécifiques (celui des universitaires ou celui des “banlieues”, par exemple), les attitudes physiques, etc., sont toujours des signes traduisant l’appartenance sociale d’un individu, et que chacun et chacune est à même de repérer. Il y a toujours des choses qui ne se font pas, et d’autres qui sont valorisées. Comme le souligne Vincent de Gaulejac, nous sommes pris dans une contradiction :

‘« L'individu hypermoderne doit se présenter comme un homme libre, responsable, créatif, capable de faire des projets et en même temps de se couler dans des modèles (être bon élève, diplômé, bien dans sa peau...), des contraintes (concours, sélection, embauche...), des normes très strictes. » (2004, p. 130)’

Si les normes et codes sociaux sont encore actifs, une dénégation de la portée de cette organisation sociale s’opère selon deux modalités. En premier lieu, les normes sont considérées comme choisies, et l’on fait “comme si” elles ne traduisaient qu’une appartenance librement adoptée et sans effets autres qu’identitaires (Laplantine, 1999). D’autre part, le mythe de l’autodétermination des normes sur lesquelles on indexerait son comportement a pour corollaire l’idée, plus ou moins explicite, que chacun est responsable de son destin (la recherche actuelle d’une “responsabilité génétique” aux divers maux et phénomènes qui préoccupent notre société n’enlève d’ailleurs, au final, rien à la culpabilité que l’on doit assumer face à ses conduites). Ces deux attitudes sont ce qui permet de nier dans un même mouvement les effets du contexte matériel et social sur les individus, ou autrement dit, la condition qui est la leur, et le rapport entre la culture et le psychisme, ou autrement dit, la dimension symbolique dans laquelle nous nous inscrivons37. L’être humain apparaît ainsi comme maître et donc responsable de sa destinée. Comme l’indique V. de Gaulejac :

‘« À partir du moment où la responsabilité de « son destin » est renvoyée à l'individu lui-même, où la vie même s'inscrit dans un projet entrepreneurial d'excellence et de dépassement perpétuel, il devient responsable de sa réussite ou de son échec. Il ne peut donc s'en prendre qu'à lui-même. » (p. 130)’

Mais si chacun est la cause de ce qui lui arrive comme de son devenir, pourquoi lui venir en aide, pourquoi le soutenir ou l’accompagner ? Et même, une telle action a-t-elle un sens puisque seul le choix de l’autre est considéré comme ayant un effet ? On voit bien en quoi cette vision de l’être humain interroge les fondements de l’éthique humaniste, les valeurs morales qu’elle soutient.

Ce qui contribue à questionner le système moral à l’œuvre dans la modernité est également la globalisation, la mondialisation38 des échanges économiques et culturels. Ce processus, en partie lié à la visée universaliste des Lumières, vient paradoxalement remettre en cause ses fondements : d’une part, les valeurs portées par ce courant de pensée ne s’exportent pas si facilement dans d’autres contextes socioculturels, porteurs de leurs propres systèmes de normes et de valeurs ; d’autre part, les migrations de populations génèrent des situations d’interculturalité. Dans les deux cas, ce qui paraissait a priori comme universel s’avère ne pas l’être forcément, et l’altérité culturelle résiste – fort heureusement – à être réduite à un folklore différent.

Ainsi, les rencontres interculturelles qui se produisent dans le champ du travail social (Amin & Gonin, 2007)39 amènent les praticien-ne-s de ce champ à interroger les bases éthiques et morales sur lesquelles s’appuient leurs pratiques : l’altérité culturelle vient souligner l’écart entre conformité et normalité. Un écart vis-à-vis des normes sociales, le fait de ne pas s’y conformer, peut tout à fait s’inscrire dans la normalité – en tant qu’équilibre viable et vivable. C’est le cas de la majorité de la population issue de l’immigration, qui n’a pas perdu les normes sociales inscrites au sein de la culture dont elle provient au cours de son voyage migratoire40 !

La situation interculturelle met donc particulièrement en lumière l’écart existant entre conformité et normalité, et l’on ne peut plus faire l’économie d’un questionnement concernant ce qui appartient à une norme sociale toute relative, et ce qui relève au contraire d’une dimension éthique, des fondements du rapport à l’autre. La difficulté étant que ces derniers ne peuvent être définis de manière abstraite et définitive, mais ont toujours à être pensés, réélaborés dans l’ici et maintenant d’une relation et d’une situation donnée. C’est l’une des raisons pour lesquelles, à notre sens, une distinction s’établit entre la notion de morale et celle d’éthique. La morale est une donnée sociale contextuelle, l’éthique se construit dans un contexte social donné. Cela ne signifie pas que la morale est devenue inutile, car comme l’indiquait Paul Ricœur (2004), l’éthique s’étaye sur la morale, et réciproquement. Ces distinctions – entre morale et éthique, entre conformité et normalité – apparaissent pour nous comme l’un des effets positifs induits par l’hypermodernité, et comme la voie d’une possible réarticulation de l’émancipation et du lien à l’autre, celle-ci ne pouvant se faire qu’avec la prise en compte du contexte dans lequel nous sommes situés, des conditions dans lesquelles nous évoluons.

En effet, ce dont semble souffrir L’individu hypermoderne, et dont témoigne l’ouvrage éponyme regroupant différentes contributions (sous la direction de Nicole Aubert, 2004), c’est d’une désintrication entre ce mouvement d’émancipation et le mouvement de liaison à l’autre et aux autres en tant que collectivité, le premier semblant s’exercer au détriment du second. Selon Alain Touraine :

‘« La démodernisation est définie par la rupture des liens qui unissent la liberté personnelle et l'efficacité collective. » (1997, p. 40)’

Dans ce contexte, comment est située, comprise, la vie du sujet humain, dans l’interprétation culturelle qui marque l’hypermodernité ?

Notes
36.

En tout cas par rapport à la seconde moitié du XXesiècle, et pour des violences se situant en dehors d’un “cadre” institutionnel (guerre, crime organisé…), ce qui peut être à l’origine du sentiment d’insécurité : la violence devient alors imprévisible et encore plus dénuée de sens.

37.

A un niveau individuel, un tel mouvement serait qualifié de maniaque, au sens kleinien : il y a une part de déni de la réalité et une part de sentiment de toute-puissance.

38.

Comme le dit B. Geremek : « Dans l'idéologie des humanitaristes et des philanthropes, la solidarité et l'unité de l'espèce humaine constituait l'argument fondamental, mais, pour eux aussi, l'horizon national fixait les limites de leur raisonnement. » (1978, trad. 1987, p. 307) La globalisation interroge donc ce raisonnement.

39.

L’article rédigé avec Azzam Amin s’appuie sur un travail de recherche-action mené communément autour des questions interculturelles avec un groupe de praticien-ne-s du champ social et éducatif, sur la commune de Saint-Priest (69).

40.

Nous ne voulons bien évidemment pas dire par là que cette population gardera à jamais ces normes sociales, ces dernières étant toujours évolutives et surtout d’ailleurs dans la rencontre de normes différentes.