II. Subjectivation et réalisation de soi

a. Les effets de la « troisième blessure narcissique »

L’ensemble de ces processus socioculturels génère une nouvelle donne dans la compréhension de l’être humain et du social. Par ailleurs, le courant de pensée psychanalytique a contribué à la transformation de cette compréhension : celui-ci vient en effet profondément modifier la conception de l’être humain, par, selon la célèbre expression de S. Freud, la « troisième blessure narcissique » infligée à l’humanité avec la théorie de l’inconscient41. Après la révolution copernicienne et la révolution darwinienne, le statut de l’humanité est une nouvelle fois bouleversé par l’idée qu’une part de nous-même nous échappe.

La notion de conscience, centrale dans l’éthique humaniste, n’est pas fondamentalement remise en cause, mais la notion nouvelle d’inconscient a des implications pour les enjeux éthiques et moraux. Si la pensée des Lumières a articulé l’intérêt à la morale, ce qui troublait l’idée de la “pureté” du don contenue dans l’éthique de la charité, la psychanalyse intrique la pulsion d’amour (eros) à la pulsion destructrice (thanatos) par les notions de conflictualité psychique et d’ambivalence, et ultérieurement, avec Melanie Klein (1957), par la notion de réparation (développée infra). Le “sentiment” à l’égard de nos semblables, qui nous rend « humains », se voit donc à son tour troublé par l’idée que n’y demeurent pas que de bons sentiments, même quand la relation se teinte d’amour ou de sympathie. Ceci n’est pas sans effet sur nos conceptions morales : si l’amour et la haine sont intriqués, l’amour du prochain (agapè) et le sentiment à l’égard de l’humanité prennent une signification différente.

De manière plus générale, cette troisième blessure narcissique a des effets sur notre manière de comprendre ce qu’est la vie humaine, sa finalité, sa condition. Freud, et plus largement le courant de pensée de la psychanalyse ne peut être considéré comme seul artisan de cette transformation, antérieurement initiée par le romantisme, par la vie artistique qui s’immerge dans l’exploration de l’âme humaine, de la sensibilité et de l’imagination. Le nouveau continent est alors celui de l’intériorité :

‘« Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.
Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver. » (Baudelaire, 1846, p. 8)’

L’œuvre de Marcel Proust, contemporaine des premiers développements de la psychanalyse (et qui est actuellement la plus traduite et diffusée de la littérature française), participe d’une exploration de la vie psychique, vie psychique qui prend à présent une part importante dans la conception de ce qu’est un être humain, au sein de la société hypermoderne. Cette “nouvelle” donne contribue à transformer les rapports sociaux, comme les significations qui leur sont accordées : l’avènement de la société hypermoderne n’est sans doute pas étranger au mouvement commun qui anime le romantisme, les œuvres artistiques qui l’ont suivi et la psychanalyse : celui d’une exploration de l’intériorité, d’un appel à la subjectivation. Nous remarquons une fois encore que les prémisses posées par des courants de pensée déploient leurs effets progressivement ; la propagation sociale des idées issues de ce mouvement est peut être un facteur important des évolutions que connaît actuellement notre société. Nous voyons déjà tout l’intérêt d’une prise en compte de la dimension historique pour la compréhension des phénomènes actuels.

Concernant l’objet qui nous intéresse, nous chercherons donc à comprendre quelque chose des effets de “l’avènement” du sujet porteur d’une vie psychique sur les pratiques d’aide, sur l’interaction aidant-e/aidé-e et les significations qu’elles prennent dans le contexte de l’hypermodernité.

Notes
41.

Il nous est ici difficile d’envisager ce courant de pensée avec la même distance que celui du christianisme ou de l’humanisme, d’une part parce que la distance historique est moindre, d’autre part parce que nous nous appuyons sur cette théorie, comme grille de lecture et d’analyse des enjeux qui traversent les êtres humains. La question, pour nous, n’est pas tant de savoir si cette théorie est “juste” ou “fausse” ; elle constitue pour nous le meilleur système d’interprétation, à l’heure actuelle, pour la compréhension de la vie psychique, et ce d’autant plus que cette théorie a eu une portée sociale majeure (la notion d’inconscient est connue de tou-te-s, même si elle n’est pas admise par tou-te-s).