b. Statut de “l’individu hypermoderne”

Nicole Aubert esquisse à grands traits le portrait de cet individu :

‘« L’individu qui émerge des bouleversements accomplis durant ces trente dernières années (…) présente des facettes contradictoires : centré sur la satisfaction immédiate de ses désirs et intolérant à la frustration, il poursuit cependant, dans de nouvelles formes de dépassement de soi, une quête d’Absolu, toujours d’actualité. Débordé de sollicitations et d’exigences d’adaptation permanente conduisant à un état de stress chronique, pressé par le temps et talonné par l’urgence, développant des comportements compulsifs et trépidants visant à combler ses désirs dans l’immédiat et à gorger chaque instant d’un maximum d’intensité, il peut aussi tomber dans un “excès d’inexistence” lorsque la société lui retire les supports qui lui permettent d’être un individu au sens plein de ce terme. » (2004, p. 8)’

Ainsi, ces caractéristiques montrent en quoi les processus de précarisation sont liés à des mutations sociales touchant chacun-e, mais affectant différemment les individus selon les ressources économiques, mais aussi psychiques, sociales et culturelles dont ils ou elles disposent. Dans ce contexte, l’adaptabilité devient une valeur centrale : il nous faut saisir et adopter le plus rapidement possible les codes et normes des différents univers que nous traversons, car c’est leur maîtrise (le « savoir-être » s’additionne au savoir-faire, comme nous le verrons au cours de notre investigation) qui permet de réussir sa carrière – au sens goffmanien – sur le plan professionnel comme sur le plan amoureux ou encore sur celui des relations sociales (liens d’amitiés, vie associative…).

En effet, ces différents “plans” s’autonomisent : une forme de cloisonnement entre les espaces publics et privés se renforce. Par ailleurs, on observe une fragilisation des liens qui deviennent plus ténus car moins ancrés dans la durée, mais plus nombreux et diversifiés. Comme l’indique Vincent de Gaulejac, ce phénomène est en lien avec la question de la subjectivation :

‘« Chaque individu–sujet peut établir des relations avec différents mondes sociaux et développer une socialité réticulaire (en réseau). Mais lorsque les relations sont multiples, chacune d'elle est plus fragile, plus instable, plus éphémère. (…) Et c'est bien parce qu'il est confronté à l'instabilité permanente et à des injonctions paradoxales multiples qu'il est condamné à se positionner comme sujet. » (2004, p. 132)’

Ces éléments nous renseignent sur le statut de l’individu hypermoderne : cet homme ou cette femme, uni-e par des liens plus fragiles mais à des groupes plus divers, est envisagé-e comme l’entrepreneur-e de sa propre existence (de Gaulejac, 2004), la réussite se mesurant à proportion du bonheur obtenu ! Après le paradis chrétien, après le progrès social humaniste, le bonheur hypermoderne apparaît comme l’une des finalités majeures données à l’action humaine : il se manifeste comme représentant un indicateur privilégié de la “réalisation de soi”. L’esthétique hypermoderne de l’existence, en tant que modalité – culturellement marquée – de concevoir ce qu’est la vie bonne, paraît alors ériger en “canon” de cette esthétique, donc en norme, la réalisation de soi, comme valeur de référence. Cette idée de réalisation personnelle peut-elle être rapportée à la notion de construction de soi, ou à celle de subjectivation, théorisée dans les années 80 par Michel Foucault ?

Nous comprenons les processus de subjectivation, d’après Michel Foucault42, comme processus d’exploration de l’intériorité (affects, désirs, pensées) et/ou d’expression dans les conduites des choix auxquelles cette dernière conduit. Michel Foucault, concernant la subjectivation, parle de moments où le sujet « agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s'éprouve, se perfectionne, se transforme » (1984, p. 35). Dans ce rapport de soi à soi, ou « travail sur soi », le sujet opère une mise à distance vis-à-vis des règles et normes sociales, ou une réappropriation de ces normes, pour ouvrir un espace de création et autoriser la possibilité d’une réflexion et d’une conduite éthique. La subjectivation se donne donc à penser comme un mouvement de mise en travail de la norme, soit par sa réappropriation subjective, soit par l’instauration d’un écart vis-à-vis de celle-ci. En ce sens, la subjectivation peut en partie se comprendre comme opposée à la normalisation (en tant qu’imposition de la norme), tout en entretenant un rapport étroit avec cette dernière43 : la subjectivation apparaît ainsi comme un processus “tout contre” celui de normalisation, pour reprendre le mot de Sacha Guitry.

La norme de “l’entreprenariat de soi” (qui se traduit par exemple dans l’idée de « développement personnel ») portée par la culture, dans l’hypermodernité, peut alors, au premier abord, être rapprochée du processus de subjectivation. Mais si la construction de soi est une norme, on voit bien le paradoxe que cela constitue… La subjectivation peut-elle se soutenir d’une injonction à la mener ? Le champ de l’intervention sociale étant un lieu privilégié d’expression des normes44, et d’observation de l’ensemble des jeux qu’elles peuvent susciter dans l’interaction, notre investigation pourra peut-être être l’occasion de mettre en travail cette question, qui concerne la dimension éthique de l’aide à autrui. Nous verrons d’ailleurs que les aidant-e-s professionnalisé-e-s rencontré-e-s invitent, et même souvent enjoignent les aidé-e-s à un travail d’exploration intérieure et de transformation de leur subjectivité.

Dans ces prémisses théoriques, nous pouvons seulement en arriver à l’idée que l’hypermodernité comprend un versant négatif, ou plus exactement mortifère, quand la négation des conditions matérielles, sociales, culturelles au sein desquelles nous évoluons aboutit à l’illusion d’une toute-puissance vis-à-vis de notre destinée45 ; mais aussi un versant positif, quand elle ouvre la possibilité d’une activité créatrice liée à la reconnaissance des limites et des conditions de notre existence – reconnaissance qui nous permet d’échapper à un assujettissement qui semble paradoxalement produit par sa négation. C’est de cette possibilité dont témoigne Alain Touraine :

‘« Ce n'est pas l'individu comme tel qui cherche à se reconstituer, à retrouver son unité et la conscience de celle-ci ; sa reconstruction ne peut s'opérer que s'il se reconnaît et s'affirme comme Sujet, comme créateur de sens et de changement, et tout autant de rapports sociaux et d'institutions politiques. » (1997, p. 80)’

Le tableau, assez sombre, dressé par ces différentes analyses, qui représente au premier plan un individu séduit par l’illusion de la toute-puissance, et au second plan, un individu désespéré de son impuissance, nous laisse donc néanmoins entrevoir un horizon où pourraient se construire de nouveaux modes du rapport à l’autre. C’est dans ce contexte qu’émerge la pertinence d’une proposition théorique, dans le champ de la philosophie morale, au regard des enjeux soulignés précédemment (processus de précarisation, désinstitutionalisation, situations d’interculturalités) : l’éthique du care.

Notes
42.

Cette notion a connu une évolution dans ses écrits, aussi nous référons nous davantage au sens qui lui est donné dans les écrits des années 80 : « McNay soulève que dans ses travaux plus tardifs, les contraintes de la subjectivité sont comprises par Foucault comme pouvant également favoriser la créativité individuelle. Best et Kellner notent également que Foucault réexaminera l’Âge des lumières afin de récupérer les concepts de la liberté et de l’autonomie en s’attardant au sujet comme agent qui a la capacité de se produire, et qui s’assure ainsi une certaine marge d’autonomie et de liberté. Foucault cherche ainsi à définir un espace de réflexion critique tout en rejetant les suppositions humanistes essentialistes. » (de Courville Nicol, 2002, p. 176).

43.

Comme le souligne Florence Caeymaex : « La question qui se pose est celle de savoir à quelles conditions une pensée — celle de Foucault — pouvait en arriver à la thèse selon laquelle une subjectivation n’est en elle-même rien d’autre qu’un processus de franchissement, un travail sur les limites. » (Caeymaex, 2004, p. 4)

44.

Dans de nombreux travaux des années 70, le travail social est même analysé comme l’un de lieux privilégié d’imposition de la norme, via la violence symbolique : « Malgré les différences manifestes qui séparent le travail social du système d’enseignement, la notion de violence symbolique est également opérante pour interpréter les fonctions globales du travail social, les moments de son évolution et les stratégies professionnelles des agents. (…) Cette notion de violence symbolique s’impose d’autant plus que les modalités de l’intervention provoquent localement des réactions de rejet violentes contre un projet d’inculcation et de contrôle qui n’a pas encore réussi à faire oublier complètement l’arbitraire de son imposition. » (Verdès-Leroux, 1978, p. 10-11)

45.

Et à son corollaire maniaque : le mépris de l’autre.