III. Une proposition théorique : l’éthique du “care”

a. Une nouvelle prise en charge des questions éthiques

Le contexte social a beaucoup évolué depuis le XVIIIe siècle. L’industrialisation puis la mondialisation des échanges viennent modifier notre environnement, tant sur le plan matériel que sur le plan symbolique. Nous avons vu que différents phénomènes interrogent et bousculent les systèmes de pensée préalablement constitués, et que parmi ceux-ci, la migration des populations et l’émancipation des femmes jouent un rôle non négligeable. L’universalité à laquelle tend la pensée humaniste se heurte à ses limites : celles d’être située dans un contexte culturel donné, à savoir celui d’une culture européenne qui se constitue en rapport avec une épistémè historiquement ancrée, et dans une perspective androcentrée. Or les valeurs sur lesquelles s’appuie l’humanisme, telles que celle la rationalité ou l’autonomie, peuvent être questionnées.

Selon Tzvetan Todorov :

‘« Le premier trait constitutif de la pensée des Lumières consiste à privilégier ce qu'on choisit et décide soi-même, au détriment de ce qui vous est imposé par une autorité extérieure. Cette préférence comporte deux facettes, l'une critique, l'autre constructive : il faut se soustraire à toute tutelle imposée aux hommes du dehors et se laisser guider par les lois, normes, règles voulues par ceux-là même à qui elles s'adressent. » (2006, Emancipation et autonomie, [1]) ’

Si la facette critique de l’émancipation n’est pas remise en cause – tout le monde est d’accord sur le fait de se soustraire à une tutelle, une interrogation est posée sur les « lois, normes, règles voulues par ceux-là même à qui elles s’adressent » : il se trouve que “ceux-là”, ceux qui veulent et qui défendent leur volonté, ne se superposent pas exactement à ceux et celles à qui s’adressent ces lois et ces règles. Autrement dit, dans quelle mesure ceux et celles qui ne bénéficient pas d’un statut social favorable – les pauvres, les étranger-e-s, les femmes, etc. – participent-ils/elles à l’élaboration des règles voulues pour une société ? Quand la mesure est faible, l’universalité correspond en fait aux préoccupations et intérêts des hommes à peau blanche ayant un statut privilégié… Ainsi, différentes critiques se construisent à l’égard de l’humanisme tel qu’il se pense, et surtout, se met en œuvre dans notre culture. Ces critiques concernent les fondements éthiques et moraux posés par l’esprit des Lumières.

Parmi celles-là, une remise en cause des valeurs d’autonomie et de rationalisme portées par l’humanisme se traduit dans une réflexion féministe sur l’éthique du “care”. Depuis les années 70, dans les suites du mouvement de pensée qui traverse les années 60, avec les manifestations culturelles et sociales commémorées en ce quarantième anniversaire de mai 68, une réflexion est menée, dans une perspective féministe, sur les questions éthiques et morales. Selon Alison M. Jaggar :

‘« L'idée selon laquelle la philosophie morale occidentale était elle-même masculine a été encouragée par l'émergence de théories féministes qui mettaient l'accent sur les différences, et non sur les similitudes, entre les femmes et les hommes. En France, ces thèses ont été formulées par Annie Leclerc (1974), Hélène Cixous (1975), Luce Irigaray (1977 et 1984) et Julia Kristeva (1977). Aux États-Unis, ce sont surtout des psychologues comme Carol Gilligan (1982), Jean Baker Miller (1976) et Nancy Chodorow (1978) qui ont démontré que la perspective morale des femmes différait systématiquement de celle des hommes. » (2004, p. 718)’

L’idée d’une universalité de la “nature humaine” peut donc contribuer à rendre invisible la diversité des expériences, liée à la différence socialement construite des places et des rôles dans un contexte donné. Si ces différences sont socialement construites, elles ont des effets en ce qu’elles génèrent une réalité sociale. Les valeurs de chacun-e sont liées à son expérience, et cette expérience est marquée par la condition sociale dans laquelle nous sommes situé-e-s. Les valeurs morales des femmes, du fait de leurs expériences, peuvent donc différer de celles des hommes :

‘« Ainsi, la place centrale que la philosophie morale moderne accorde à des valeurs telles que le respect, l'autonomie, l'égalité et l'impartialité reposerait sur une conception de la nature humaine qui représente les individus comme étant essentiellement séparés les uns des autres, et possédant des appétits insatiables et des intérêts généralement conflictuels. Or cette conception refléterait en fait l'expérience masculine de la compétitivité au sein des relations commerciales. (…) La philosophie morale occidentale a marginalisé et parfois même condamné des valeurs telles que la responsabilité et la sollicitude à l'égard de personnes particulières, valeurs qui présupposent que l'on conçoive les être humains comme des êtres interdépendants, contraints et inégaux. Or, selon de nombreuses féministes cette conception traduit l'expérience qu'ont les femmes du soin et de l'éducation de leurs enfants. » (p. 719)’

Il ne s’agit pas d’envisager la sollicitude comme étant un “attribut” féminin, cette attitude pouvant tout à fait caractériser le comportement d’un homme, mais de souligner le fait que l’expérience des femmes du soin des enfants46, par exemple, amène à prendre en compte les situations où l’autonomie n’est pas possible. La dépendance d’une personne à l’égard d’une autre crée une relation asymétrique, même si cette relation de dépendance est appelée à évoluer (ce qui n’est pas toujours le cas).

L’idéal d’autonomie n’est pas d’un grand secours lorsque l’on s’occupe d’une personne handicapée qui sera toujours dépendante des soins qu’on lui prodigue, et peut même conduire à dévaloriser ces soins, puisqu’ils ne résolvent pas la dépendance. Sur quelle éthique peuvent alors s’appuyer les pratiques d’aide à ces personnes ? Le vieillissement de la population française, par le fait qu’on ne puisse se situer dans une perspective d’autonomie avec des personnes âgées dépendantes, est un phénomène qui contribue à soulever la question de l’éthique des relations asymétriques : il devient de plus en plus difficile de faire l’impasse sur cette question.

Ainsi, il est important d’envisager la diversité des situations et des contextes dans lesquels se trouvent les personnes ; des principes moraux abstraits ne suffisent pas pour s’orienter dans le contexte, toujours spécifique et complexe, au sein duquel se posent les questions éthiques. Par ailleurs, les valeurs de justice, d’équité – tout à fait pertinentes en certains contextes –, ne peuvent que renvoyer à la souffrance du “manque” quand un handicap, ou une situation particulière comme le fait d’être malade, rend difficile ou impossible l’exercice d’une autonomie (physique ou de pensée). Une telle souffrance du manque peut bien sûr concerner avant tout une personne malade ou handicapée, mais les praticien-ne-s aidant cette personne, s’ils/elles ne trouvent d’autres valeurs que l’autonomie et la justice47, ne pourront vivre leur intervention que comme un échec, ou comme une activité dévalorisée.

Notes
46.

Tâche qui leur est traditionnellement dévolue, et qui en cela marque davantage l’expérience des femmes que celle des hommes.

47.

Ce ne sont pas les seules valeurs sur lesquelles s’étaye l’humanisme, comme nous l’avons vu précédemment, mais celles-ci sont dominantes dans la conception du bonheur de l’individu. Par ailleurs, le courant de pensée que nous décrivons ici adresse tout particulièrement sa critique à la “théorie de la justice” de John Rawls, ayant connu un grand succès, où la dimension affective des êtres humains, les liens qui les relient, l’asymétrie des positions ne sont pas pris en compte.