b. L’invention du « sujet relationnel »

C’est à cela que l’éthique du “care” tente de trouver une réponse, en défendant l’idée, d’une part, que les valeurs morales d’attention à l’autre, de sollicitude, de responsabilité, doivent avoir davantage de place ; et d’autre part, que les conceptions de l’être humain doivent évoluer pour prendre en compte sa dimension relationnelle, celle-ci pouvant impliquer l’asymétrie. Selon Fabienne Brugère :

‘« La référence au care commence avec une invention théorique, celle du sujet relationnel ou interdépendant et vulnérable, pris dans une relation de soin définie de manière bipolaire. D’une part, la relation décrite engage la responsabilité de celui qui prend soin d’autrui ; d’autre part, elle témoigne de la vulnérabilité de celui dont on prend soin. (…) Le soi est toujours immédiatement social et passionnel. L’indépendance est une illusion, au mieux une injonction sociale qui cache une réalité corporelle et psychique toujours relationnelle. » (2006, pp. 127-128)’

Ainsi, en sortant de l’idéal d’autonomie pour s’interroger sur la dimension relationnelle, l’asymétrie des positions – qui ne correspond pas à une inégalité, dans le meilleur des cas – peut être prise en compte.

Le terme anglophone care est difficilement traduisible en français, sans réduire l’étendue de sa signification, c’est pourquoi nous conservons ce mot. Littéralement, il signifie soin, mais la langue anglaise distingue deux formes de soin : to cure correspond à ce que nous appelons soigner, dans le champ médical, to care pourrait être traduit par s’occuper de, avoir le souci de quelque chose ou de quelqu’un. Comme le soulignent Bachmann et al., le care correspond à une activité physique et mentale, mais aussi à une activité émotionnelle marquée par l’ambivalence :

‘« Le care se décompose donc en deux dimensions, c’est un geste – une activité – accompagné d’une émotion faite généralement de sollicitude, d’empathie, mais aussi, ce qui est peut-être moins admis et peu visible, de dégoût, colère ou haine. » (2004, p. 6)’

La traduction “d’éthique de la sollicitude” souvent employée ne rend pas compte de l’activité physique (ne serait-ce que par la présence ou par la parole), affective et mentale qu’impliquent le care, et tend également à réduire la dimension ambivalente de ce souci de l’autre, qui est fait de sentiments positifs et négatifs à la fois.

Nous avons défini l’aide à autrui comme une interaction asymétrique. Selon Frédéric Worms, cette asymétrie est constitutive de la relation de soin :

‘« Il n’y a pas de relation de soin sans une relation entre une faiblesse qui appelle de l’aide, mais qui peut devenir une soumission, et une capacité qui permet le dévouement mais qui peut devenir un pouvoir, et même un abus de pouvoir. » (2006, p. 142)’

De la même manière, nous considérons que l’asymétrie caractérise les relations où se loge la visée d’aide à autrui, et tout particulièrement quand cette aide est professionnalisée. L’asymétrie décrite par Frédéric Worms est renforcée par la différence de statut entre aidant-e et aidé-e : l’un-e est salarié-e au sein d’une institution, qui lui confie un rôle et des missions précises, l’autre se présente en tant que personne en difficulté48. Les apports de cette réflexion sur l’éthique du care sont donc à notre sens tout à fait valides en ce qui concerne le champ de l’intervention sociale. Les limites de l’humanisme, telles que nous les avons analysées précédemment, amènent à formuler cette proposition de philosophie morale critique, ou plutôt complémentaire, à notre sens, vis-à-vis de l’éthique issue de la philosophie des Lumières. Sommes-nous dans une phase de transition épistémique majeure, où l’éthique et sa visée (la définition du Bon, du Bien) prennent un sens nouveau ? Nous ne visons pas à répondre à une telle question, mais le champ spécifique de notre objet peut être compris comme l’un des lieux d’expression des transformations de l’épistémè, cette dernière se traduisant dans la manière dont se formulent le(s) sens donné(s) aux pratiques d’aide à autrui.

Après cette exploration des dynamiques qui traversent actuellement notre culture, nous en arrivons au questionnement suivant : comment, au sein de ce contexte socioculturel, peut-on plus précisément comprendre et analyser le contexte spécifique lié aux enjeux caractérisant l’interaction entre aidant-e et aidé-e ?

Notes
48.

La personne aidé-e est donc moins “protégée” que le ou la praticien-ne qui connaît bien les attributions de son rôle : le rôle que doit jouer l’aidé-e est moins bien défini, l’étayage que constitue par exemple une formation d’assistant-e social-e n’étant pas à sa disposition. Par ailleurs, il est évident que l’intimité de l’intervenant-e est protégée par son statut professionnel, les limites de ce que l’aidé-e dit, ou pas, dans ce contexte, est beaucoup moins claire.