a. Le paradoxe du don

Dans l’Essai sur le don, Marcel Mauss met à jour une structure fondamentale des échanges humains : l’échange par le don, et le cycle qui le caractérise, est défini comme « un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés » (1925/1950, p. 148). Les conclusions qu’il tire d’observations réalisées dans différentes sociétés sont considérées comme « archéologiques », en ce qu’elles proposent une histoire du développement des systèmes d’échange dans les sociétés humaines, que ces échanges soient d’ordre matériel et/ou symbolique50. Le régime d’échange par le don est compris comme une modalité ancestrale d’échange, mais également comme un système actuel, dans une « survivance de ces principes ». Ces principes sont définis comme une triple obligation de faire, d’accepter et de rendre des dons. En premier lieu, nous sommes tenus de donner et de recevoir des dons :

‘« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre ; c'est refuser l’alliance et la communion. » (p. 162) ; « Le don est donc à la fois ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre. C’est que la chose donnée elle-même forme un lien bilatéral et irrévocable (…).» (p. 249) ’

Ces propos indiquent la dimension obligatoire du don et de sa réception, mais aussi les raisons de cette obligation : elle tient au rapport étroit qui unit la création d’un lien (interpersonnel ou intergroupe) et l’échange par le don. Ce dernier apparaît alors comme ayant pour fonction et effet51 la création d’une alliance avec l’autre. En effet, dans la mesure où « quelque chose de l’âme » du donateur est lié à l’objet matériel ou symbolique qui se transmet, le donataire accepte, dans le même temps que le don, un lien « irrévocable » avec le donateur.

Ces obligations de faire, d’accepter et de rendre des dons sont néanmoins paradoxalement liées à la liberté :

‘« Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. » (p. 258) ’

Tout en restant libres de faire, d’accepter et de rendre des dons, ou pas, nous savons cependant que si nous ne faisons pas de don, ou si nous n’acceptons pas les présents de l’autre, nous refusons de faire alliance avec lui. L’obligation du contre-don tient plutôt, quant à elle, au fait que nous demeurons “l’obligé” du donateur si nous ne lui rendons rien :

‘« Ce qui dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c'est que la chose reçue n'est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire (…). » (p. 160) ’

Rendre le don reçu permet de se dégager de cet ascendant. Le contre-don comporte un autre aspect : il doit être supérieur au don reçu, sans quoi l’honneur n’est pas entièrement sauf.52 C’est pourquoi le don est un cycle qui se répète. Le contre-don étant supérieur au don, le donataire devient donateur, ce qui appelle à nouveau un contre-don qui devra être supérieur… et ainsi de suite53. Dans l’échange par le don, un déséquilibre permanent est maintenu, et même entretenu. En effet, pour garder le lien, la dette – qui nourrit l’alliance – ne doit pas être résorbée, mais passer alternativement d’une personne ou d’un groupe à l’autre.

Ce régime d’échange contribue-t-il à organiser l’interaction entre aidant-e et aidé-e ? Marcel Mauss nous indique le lien qui peut être établi avec l’objet de notre recherche :

‘« Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. (…) La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte, et tout l’effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche “aumônier”. » (p. 258) ’

Si l’aidant-e professionnalisé-e n’est pas un « aumônier », et reçoit au contraire un salaire en contrepartie du travail qu’il ou elle fournit, Paul Fustier (2000) montre que les échanges développés dans le champ de l’intervention sociale peuvent tout à fait s’organiser sur ce mode, en ce que l’aidant-e et/ou l’aidé-e peuvent interpréter ces échanges comme un ensemble de dons et contre-dons. Nous allons voir que, de manière générale, les échanges peuvent se structurer sous une autre forme : celle de l’échange contractualisé.

Notes
50.

Marcel Mauss nous indique que, dans le régime d’échange par le don, ces deux dimensions sont étroitement intriquées : « (…) il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses. » (1925, 1950, p.163)

51.

Du fait de l’intrication étroite qui unit don et alliance, il ne nous semble pas possible de désigner l’un comme cause, et l’autre comme conséquence : il y a, à notre sens, une interaction entre ces deux phénomènes, que Marcel Mauss souligne nettement : « Accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme. » (1925/1950, p. 159)

52.

« Dans cette vie à part qu’est notre vie sociale, nous ne pouvons “rester en reste”, comme on dit encore chez nous. Il faut rendre plus que l’on a reçu. » (p. 258)

53.

Marcel Mauss ne précise pas comment ce système d’échange se “stabilise”, à terme : la surenchère peut-elle s’arrêter sans aboutir à la rupture du lien ? Nous gageons que oui, peut-être quand le sentiment réciproque que la dette vis-à-vis de l’autre ne pourra être résorbée s’installe, et que cette dette est vécue de manière positive de part et d’autre.