b. Socialité primaire, socialité secondaire

On voit bien toute la complexité du système d’échange par le don, qui ne connaît pas de fin. C’est pourquoi d’autres modalités ont été “inventées” au fil de l’histoire : comment maintenir uniquement ce système quand la société s’agrandit, se complexifie et que les partenaires possibles, comme les biens, deviennent de plus en plus nombreux ? C’est sans doute cette complexification qui a amené les sociétés humaines à définir d’autres formes d’échange, et plus particulièrement à créer le système d’échange marchand54, qui lui est contractuel. La nature de ce qui est échangé et les modalités d’échange font l’objet d’une convention, d’un accord préalable à l’échange, ce dernier prenant fin quand les deux choses considérées comme étant de valeur équivalente ont été transférées.

Cependant, le don n’a pas disparu, comme nous l’avons vu précédemment : « Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don ». En effet, il reste au service du lien social, et ce tout particulièrement dans la sphère de ce que nous pouvons appeler la socialité primaire. Selon Alain Caillé :

‘« (…) la socialité primaire recouvre des domaines aussi variés et étendus que ceux de la parenté, de l'alliance, de l'amour, etc. Cette sphère de la socialité primaire et des relations de personnes à personnes fonctionne, croyons-nous, essentiellement à l'obligation de donner, recevoir et rendre, et ne peut d'ailleurs fonctionner sur d'autres bases, sauf à se dissoudre. » (Caillé, cité par Fustier, 2000, p. 9)’

Ainsi, si d’autres modalités d’échanges ont apparu, la forme ancestrale d’échange par le don est toujours à l’œuvre dans notre culture. Elle caractérise principalement les échanges qui se déroulent sur la scène privée, par opposition à la scène publique où les échanges contractualisés sont privilégiés – ces deux scènes n’étant cependant pas purement attachées à l’une ou l’autre modalité d’échange. On peut distinguer la socialité primaire de la socialité secondaire, mais aucune de ces socialités n’existe “à l’état pur”. Paul Fustier explique ainsi les caractéristiques de la socialité secondaire :

‘« Elle [la socialité secondaire] régit les sphères du politique et de l’économique (…) elle convoque moins les personnes que les rôles, les statuts ou les fonctions (…) elle produit une forme équilibrée de lien, (…) une transaction entre deux partenaires s’établit pour arriver, en principe, à une solution de compromis qui satisfera chacun, éteindra les dettes et fera disparaître un lien interpersonnel devenu inutile. » (2000, p. 10)’

Les échanges contractualisés relèvent davantage de la scène publique, qui fonctionne principalement sur le registre de la socialité secondaire, mais peuvent également prendre place au sein d’une relation intime (ce qui correspond alors au fait de négocier pour en arriver à une situation qui paraisse équitable). De même, l’échange par le don peut s’insérer dans la socialité secondaire.

L’aide à autrui professionnalisée se déroule sur la scène publique d’une institution, et la définition des missions et rôle des intervenant-e-s sociaux, leur rémunération inscrit leur activité dans le champ de la socialité secondaire. Dans le même temps, la relation qui se noue entre aidant-e et aidé-e peut se développer dans le champ de la socialité primaire. L’aide professionnalisée apparaît donc comme une pratique mixte, ne pouvant être réduite à l’une ou l’autre forme de socialité (Fustier, 2000). Les échanges qui se déroulent au sein de l’interaction peuvent donc s’organiser selon le régime du don ou du contrat.

Notes
54.

« Ce principe de l’échange-don a dû être celui de sociétés qui ont dépassé la phase de la prestation totale (de clan à clan, de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée. (…)Des institutions de ce type [marquées par le système d’échange par le don] ont réellement fourni la transition vers nos formes, nos formes à nous, de droit et d’économie. » (pp. 227-228). On peut comprendre le “passage” à l’échange contractualisé comme un régime qui permet (au moins en partie) de dissocier la chose de l’âme de son propriétaire initial.