c. Penser l’aide dans la solidarité organique

Avec la complexification des sociétés, l’apparition du “marché”55 simplifie les transactions mais ne prend pas en charge les questions morales et éthiques qui traversent une société. Par ailleurs, les processus d’individualisation à l’œuvre dans notre culture (comme dans d’autres), selon Emile Durkheim (1893), amènent à passer, de plus en plus, de la socialité mécanique à la socialité organique. La solidarité mécanique se fonde sur la similitude, l’appartenance à une même communauté ; elle correspond à l’entraide que les membres d’un groupe s’apportent. La solidarité organique naît selon Durkheim de la division du travail, qui crée une dissemblance mais aussi une interdépendance entre individus. Parallèlement, une « conscience individuelle » émerge et se dégage de la « conscience collective », et la solidarité devient ainsi plus “rationnelle” : elle est moins automatique car réfléchie dans le cadre de cette conscience individuelle. Ceci peut expliquer l’apparition relativement récente, au regard de l’histoire de l’humanité, de systèmes éthiques et moraux (charité, humanisme) permettant d’étayer rationnellement les conduites d’aide à autrui. Avec le processus d’individualisation, la solidarité, le soutien et l’assistance matériels ainsi que moraux, qu’apportaient la famille et la communauté se voient réduits. Ceci ne réduisant pas les difficultés auxquelles les individus peuvent être confrontés, qui prend en charge, ou en compte, la maladie, la pauvreté, la souffrance morale… ? Comment se construit cette solidarité organique ?

L’institutionnalisation de l’aide à un niveau sociétal peut tout à fait être comprise comme prenant le relais de l’entraide apportée auparavant (ou pas) par la communauté. C’est pourquoi, dans le contexte de l’hypermodernité où la solidarité mécanique décline au profit de la solidarité organique, il est utile de s’interroger sur la question de l’aide à autrui, qui correspond à une prise en compte des difficultés des individus dans le champ de la solidarité organique56. L’ouvrage réalisé sous la direction de Serge Paugam (2007) témoigne bien de la vivacité de cette question : dans Repenser la solidarité, l’objectif annoncé est bien de construire des modèles éthiques et moraux correspondant au contexte social qui nous entoure.

Le point de vue défendu par Jacques Derrida, concernant le don, peut à notre sens difficilement constituer un étayage pour penser les pratiques d’aide. Selon Maria Michela Marzanzo-Parisoli :

‘« Cependant, en travaillant sur le concept de don et en le déconstruisant, Derrida arrive non seulement à souligner le caractère paradoxal du don gratuit, mais aussi à détruire la possibilité même de toute donation : " à la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don ni au donataire, ni au donateur." (Derrida, Donner le temps, p. 26). " En ce sens le don est impossible. Non pas impossible mais l'impossible. La figure même de l'impossible" (p. 19). Selon Derrida, le vrai don sera seulement le don de quelqu'un qui, sans raison, donne sans savoir qu'il donne à quelqu'un qui ne lui devrait jamais rien puisqu'il ne saurait pas qu'on lui a donné. (...) Si le don pur et sublime a besoin pour être de ne se manifester ni au donateur, ni au donataire, le don effectivement ne peut même pas exister. » (2004, pp. 551 – 552)’

Comment appuyer sa pratique sur cet impossible ? C’est pourquoi nous rejoignons en partie M. M. Marzanzo-Parisoli, lorsqu’elle affirme la nécessité d’une “troisième voie” :

‘« C'est pourquoi il convient de sortir de la logique économique construite par Mauss et, en même temps, de la logique de la déconstruction pensée par Derrida : il convient ainsi d'inscrire le don à l'intérieur d'une éthique de la réciprocité asymétrique. En réalité, le don existe au-delà de la tâche d'avoir à produire et reproduire des rapports sociaux fondamentaux, communs à tous les membres de la société, même s'il n'est jamais un acte complètement subjectif et individuel. (...) Le véritable don, en effet, ne se présente jamais comme le résultat d'un altruisme parfait et désintéressé, ni comme le produit d'une obligation : en tant que qualité intrinsèque de l'ordre des relations humaines, il ne peut être pensé qu'en relation avec le choix éthique qui le détermine. » (p. 552)’

Si la logique construite par Marcel Mauss ne nous semble pas qu’économique, cette perspective de la « réciprocité asymétrique » nous paraît intéressante pour la compréhension des échanges qui s’opèrent dans le cadre de l’interaction aidant-e/aidé-e, échanges qui ne peuvent être réduits au versant contractuel qu’instaure la professionnalisation du secours apporté. Le versant contractuel d’une aide apportée à un tiers a été plus précisément analysé par Erving Goffman, dans le cadre de sa réflexion sur la « relation de service » et le « schéma de réparation ».

Notes
55.

Au sens où Marcel Mauss l’utilise, c'est-à-dire comme convention d’échange où la valeur de chaque objet, matériel ou symbolique, fait l’objet d’un accord préalable.

56.

Cet ancrage principal de l’intervention sociale dans le champ de la socialité secondaire n’exclut pas pour autant le fait qu’une socialité primaire puisse se développer entre aidant-e et aidé-e.