b. Modèle éducatif et modèle de l’accompagnement

D’autres auteurs, travaillant collectivement au sein d’un groupe de recherche58, proposent l’idée que le rôle des intervenant-e-s sociaux peut être interprété selon deux modèles alternatifs : le modèle éducatif et le modèle de l’accompagnement. Christian Laval et Bertrand Ravon synthétisent ainsi les caractéristiques qui fondent chacun de ces modèles :

‘« Tendue vers l’idéal éducatif du travail social, l’aide marque tout à la fois la solidarité entre aidants et aidés et le rapport pédagogique qui les réunit dans une relation dissymétrique. Mais lorsque l’aide n’est tenue que par l’horizon de la situation d’aide elle-même – ce que dit très bien le maître mot d’accompagnement, la relation entre aidants et aidés change de sens et devient même le principal enjeu du travail. » (2005, p. 236).’

Les pratiques de type éducatif sont sous-tendues par un idéal de “réparation” de l’autre, et par l’idée d’une technicité de l’intervention. La réparation n’est pas à entendre ici au sens de la réparation kleinienne59, mais au sens du « schéma de réparation » qu’a décrit Erving Goffman (1968). En ce sens, dit Robert Castel, « il s’agit de remédier à un dysfonctionnement en mobilisant une compétence professionnelle de type technico-psychologique » (cité par Laval & Ravon, 2005, p. 241). Comme dans le modèle caritatif, « l’usager »60 est perçu comme manquant de quelque chose, voire comme défaillant. La fonction l’aidant-e est alors de permettre à l’usager de combler ou de compenser son ou ses manques, grâce aux compétences qu’il met en œuvre.

D’après Jacques Ion, « l’idéal éducatif est inséparable du mythe du progrès social » (2005a, p. 8). En cela, il repose sur les valeurs d’autonomie, d’émancipation et de perfectibilité. Les pratiques des travailleurs sociaux visent alors à une transformation positive durable des personnes. Le modèle éducatif décrit ici s’ancre dans la culture professionnelle du travail social tel qu’il s’est institué, au milieu du XXe siècle, en s’étayant selon J. Ion sur le courant de pensée né dans le siècle précédent :

‘« L’idéal éducatif est sans doute non seulement ce qui exprime le mieux la pratique du travail social des années de croissance mais aussi peut-être l’idée même de ce social inauguré dans les soubresauts du milieu du XIXe siècle, qui vise cet impossible objectif de réconcilier le politique et l’économique, l’égalité républicaine et la logique capitaliste. » (2005a, pp. 7-8)’

Intéressons nous à présent au second modèle, qui donne un sens différent aux pratiques des intervenants sociaux. En effet, la pratique n’est plus centrée sur le bénéficiaire, mais davantage sur la relation qui s’établit entre l’aidant et l’aidé. Il ne s’agit plus d’agir sur une personne, mais de “co-agir” avec elle, c’est pourquoi le terme d’accompagnement est privilégié dans ce cadre de référence. La visée des intervenant-e-s peut alors être décrite de la manière suivante :

‘« La plupart des démarches examinées dans cet ouvrage tendent à rechercher dans la personne elle-même les propres ressources de son dépassement. (…) Moins que de corriger le sens de l’action du sujet, c’est davantage sa capacité à agir qui est au cœur de l’intervention. » (pp. 8-9). ’

Ce mode d’action est à rapprocher des théorisations de la relation d’aide élaborées par Carl Rogers (1942, 1961), lorsque celui-ci défend le principe de non-directivité dans la relation, qui vise à ce que la personne mette en œuvre les ressources dont elle dispose. La personne détermine ainsi par elle-même les perspectives et les solutions qui s’offrent à elle, tout en étant accompagnée par le/la praticien-ne. Par ailleurs, on voit bien que ce modèle place la relation au centre de la pratique : il rejoint en cela l’éthique du care décrite précédemment.

Pour Christian Laval et Bertrand Ravon, ce second modèle émerge des évolutions qui marquent notre société hypermoderne, et plus particulièrement, reflète une adaptation des intervenants sociaux aux problématiques de l’exclusion et du lien social :

‘« Si la notion d’accompagnement est indéniablement devenue le marqueur principal de cette mutation en cours, (…), les dissymétries de position entre accompagnant et accompagné sont sans arrêt soumises au feu roulant de la critique des acteurs en coprésence. L’écart (quel qu’il soit) entre aidant et aidé est mis à l’épreuve et au travail réflexif sur soi et dans la relation (supervision, analyse de la pratique). » (2005, p. 246)’

Dans ce contexte, les catégories distinguant praticien-ne et « usager » sont remises en cause. En cela, le modèle de l’accompagnement est à rapprocher du modèle de la militance que propose Paul Fustier.

Notes
58.

Atelier de recherche conduit en 2002-2003 au sein du CRESAL (UMR 5043 du CNRS), réunissant Jacques Ion, Anne Benoit-Janin, Béatrice Deries, Frédéric Giuliani, Christian Laval, Pascale Pichon, Jean-Baptiste Pommier et Bertrand Ravon.

59.

Bien qu’il puisse y avoir un lien avec le concept psychanalytique qu’a construit Mélanie Klein, et que nous développons infra.

60.

Terme le plus utilisé, dans ce contexte, pour désigner les personnes qui sollicitent l’intervenant social.