c. Les figures de la charité, de la prise en charge et de la prise en compte

Saül Karsz (2004) analyse les pratiques des intervenants sociaux et les significations auxquelles elles peuvent se rattacher en faisant appel à trois figures, structurant selon lui le champ de l’intervention sociale : la figure de la charité, de la prise en charge et de la prise en compte. Ces figures, dit-il, fonctionnent comme des « styles » qui caractérisent le fonctionnement d’une institution et/ou la pratique d’un professionnel. D’autre part, il souligne que ces styles n’interviennent pas de manière “pure” ; chaque intervenant-e, chaque institution a intégré ces trois modes d’approche qui instaurent les lignes de démarcation ou de partage des pratiques. La figure qui les caractérise est celle qui occupe une place « stratégique », c’est-à-dire une place dominante vis-à-vis des autres, mais aussi une place structurante. Enfin, le style d’une institution ou d’un intervenant n’est pas déterminé a priori par le champ dans lequel s’exercent les pratiques. Un service social peut fonctionner sur le mode de la charité, et les bénévoles d’une association caritative mettre en œuvre une pratique de type « prise en charge ».

Ces préalables étant posés, comment ces trois figures se dessinent-elles ? La figure de la charité comporte les traits suivants : en premier lieu, le bénéficiaire est envisagé sous l’angle du besoin. Ici encore, le spectre du manque est présent. Il s’agit donc de répondre au besoin, de combler le manque dont souffre la personne. D’autre part, « la charité convoque des serviteurs, des témoins, des compagnons » (2004, p. 64). Dans cette perspective, les qualifications, la technicité, semblent bien secondaires… Le schéma de la réparation goffmanien semble par contre correspondre à la figure de la prise en charge, qui « requiert des professionnels, des acteurs (les acteurs du social, justement) » (p. 64). Au sein de cette seconde figure, l’intervenant vise à traiter, à répondre à la demande de la personne. La figure de la prise en charge est, selon Saül Karsz, historiquement liée à l’émergence du travail social, qui s’est en grande partie constitué dans un rapport d’opposition à la charité de l’Eglise. La création du “champ social” est donc à comprendre dans ce contexte :

‘« Dans cette opposition à la charité, certains problèmes deviennent des problèmes sociaux, des pratiques acquièrent un statut social, des institutions sont labellisées sociales, et des travailleurs estampillés sociaux. » (p. 65)’

La troisième figure, celle de la prise en compte, est décrite comme moins solidement ancrée dans l’espace de l’intervention sociale, du fait de son émergence récente ; elle affleure dans les pratiques où l’on s’adresse à des « sujets socio-désirants », c’est-à-dire où les personnes sont, pour les intervenants sociaux, des sujets porteurs d’un désir singulier, et dans le même temps, des sujets situés dans l’espace social qu’ils occupent. La prise en compte « mobilise des intervenants » (p. 64). Ce qui est pris en compte, dans ce contexte, est le désir du sujet, mais également la place qu’il occupe en tant qu’acteur social.

L’analyse que propose Saül Karsz rejoint en partie les deux approches précédentes : la figure de la charité éclairée ici peut être mise en parallèle avec le modèle caritatif mis en exergue par Paul Fustier, la figure de la prise en charge correspond dans l’essentiel au modèle éducatif décrit par Ion (2005a), Laval et Ravon (2005). Celle de la prise en compte peut également être mise en relation avec le modèle de l’accompagnement de ces derniers.

Ces trois figures correspondent par ailleurs aux trois grands systèmes éthiques et moraux de l’éthique de la charité, de l’éthique humaniste et de l’éthique du care que nous avons abordés précédemment. Si ceci soutient notre hypothèse générale concernant l’historicité des représentations professionnelles, il reste à examiner la part qu’elles prennent dans l’univers de pensée des intervenant-e-s sociales, et à savoir comment ces différentes figures s’articulent. En effet, S. Karsz souligne que ces figures n’existent pas à l’état pur, mais qu’elles coexistent (même si l’une est dominante par rapport aux autres).