d. Modèle de la bienveillance et modèle de la compassion

A un niveau différent, Michel Autès propose un décryptage des enjeux qui contribuent à définir le sens donné à l’intervention sociale. Il pose la question suivante : comment la société traite-elle les inégalités entre les individus qui la composent, ou autrement dit, comment la question de l’injustice sociale est-elle prise en compte socialement ? A son sens, deux manières de répondre à ces problématiques existent : le modèle de la bienveillance et le modèle de la compassion.

Selon Michel Autès, le modèle de la bienveillance repose sur la notion de solidarité. Au-delà de l’entraide groupale et communautaire, les membres d’une société, dans cette perspective, se doivent d’être solidaires. Les inégalités socialesdoivent être prises en compte et corrigées, dans une certaine mesure, par la société, et par conséquent par l’Etat. C’est le sens de l’action sociale, du droit social, des systèmes de protection et de redistribution. La doctrine du solidarisme de Léon Bourgeois correspond à cette posture idéologique et politique. Dans ce cadre, ce n’est plus la religion qui relie les hommes, qui leur offre l’horizon d’une justice, d’une équité : l’Etat, par les lois qu’il promulgue, prend en charge la question des inégalités et des injustices sociales.

D’autre part, le modèle de la compassion, comme l’analyse Michel Autès, renvoie à la notion de responsabilité. Le système de pensée de John Rawls correspond à la logique qui sous-tend ce modèle : J. Rawls se propose de distinguer les inégalités qui sont à corriger, de celles qui sont légitimes. Ces dernières sont légitimées, pour lui, en ce qu’elles permettent d’améliorer le sort des plus démunis. La théorie de la justice rawlsienne repose sur l’idée que les différences sont acceptables dans la mesure où les individus ayant les mêmes capacités ont des chances égales d’obtenir des biens (matériels, sociaux, culturels…), les “biens premiers”61 devant être équitablement répartis. Dans ce cadre de pensée, il est ensuite de la responsabilité de chacun de mettre en œuvre ses capacités, ou pas :

‘« La société, c'est-à-dire les citoyens comme corps collectif, accepte la responsabilité de protéger l'égalité des libertés de base et l'égalité équitable des chances, et de fournir une part équitable des biens premiers à tous dans ce cadre ; les citoyens, quant à eux, en tant qu'individus, et les associations acceptent la responsabilité de la révision et de l'ajustement de leurs fins et de leurs aspirations en fonction des moyens qu'ils peuvent espérer, étant donné leur situation présente et prévisible. » (Rawls, cité par Valade, article « justice sociale », Encyclopaedia Universalis, 2004) ’

On voit alors que la notion de responsabilité prend un sens très différent vis-à-vis de celui que donne Emmanuel Lévinas à cette notion, ou de celui soutenu par l’éthique du care. Comme l’affirme Michel Autès, « Ces deux modèles actualisent des principes de justice et des conceptions différentes de la personne (individu ou sujet) et des liens de société. Ce sont bien les conceptions d’autrui, du rapport à autrui, et de ce qui fait coopération et cohésion entre les hommes qui constituent la trame de ces morales sociales implicites. » (2005, p. 67). Le modèle de la compassion repose sur l’idée que les êtres humains, quand la société assure l’égalité des libertés de base et des chances, disposent des mêmes possibilités62 ; dans ce cadre de pensée, ils portent la responsabilité de leur présent et de leur devenir.

Ce système de pensée, apparu récemment, vient interroger les fondements de la solidarité au sein d’une société : si chaque individu est responsable de son sort, l’intervention de l’Etat, en dehors de l’assurance de l’égalité pour les libertés de bases et de l’égalités des chances, devient compassionnelle, caritative, elle ne représente plus une correction des inégalités présentes au sein d’un ensemble social.

Concernant les significations générales qui peuvent être données à l’intervention sociale, l’état de la question que nous venons de réaliser – forcément incomplet du fait du travail de sélection que nous avons dû opérer dans l’ensemble (important) des travaux consacrés au champ de l’intervention sociale, pour conserver ceux qui nous semblaient le plus directement en rapport avec notre sujet – nous permettra de rapporter nos observations à ces analyses, de les reprendre pour les discuter dans la phase finale de ce travail.

Les travaux de Michel Autès, qui introduisent les notions de compassion et de bienveillance, nous amènent à nous pencher sur la question de l’empathie de l’aidant-e vis-à-vis de l’aidé-e, à faire appel à d’autres analyseurs pour comprendre les processus qui sous-tendent une préoccupation pour autrui, comme éthique postérieure, et les modalités selon lesquelles ces processus peuvent s’organiser. Disposer d’une compréhension de ces aspects est indispensable comprendre quelque chose des conditions de possibilité d’un positionnement éthique des aidant-e-s professionnalisé-e-s, vis-à-vis des aidé-e-s qu’ils ou elles rencontrent.

Notes
61.

Les biens premiers sont pour John Rawls les droits, les libertés et les opportunités, le respect de soi-même.

62.

On voit bien que, dans ce cadre de pensée, les effets du contexte sur les individus ne sont pas pris en compte, et qu’il s’agit d’une pensée abstraite qui ignore la complexité et l’intrication des processus psychiques et sociaux. Pour ne prendre qu’un exemple, de nombreuses études montrent que les processus de discrimination, à un niveau social, ont une influence profonde sur l’identité des individus, et partant, sur le comportement. La légitimation des inégalités qu’opère ce mode de pensée ne tient pas si l’on considère les interactions existant entre les niveaux social et individuel.