III. Comment se constitue la préoccupation pour l’autre ?

a. L’empathie

La théorie psychanalytique soutient l’idée que le lien à l’autre est marqué par l’ambivalence. Ce lien n’est pas fait que d’amour, mais comporte également une part d’hostilité, or cette dernière est taboue, parce que socialement indésirable : le fait qu’une assistante sociale dise qu’une personne reçue dans le cadre de son travail l’agace, voire qu’elle n’a pas envie de l’aider, paraîtrait choquant pour bien des personnes. Et en effet, il n’est pas souhaitable (tant du point de vue de la personne accueillie que du point de vue des missions confiées à l’assistante sociale) que cette praticienne se montre agressive, ou mette carrément la personne dehors, en lui disant de sortir de son bureau ! Si les principes moraux de respect, de justice, etc., aident à contenir la part d’hostilité inhérente à toute relation humaine, celle-ci génère une souffrance, voire peut amener les aidant-e-s à de la maltraitance, quand elle ne trouve pas d’espace d’expression et d’élaboration. Comme l’indique Pascale Molinier :

‘«Dans les collectifs d’aides-soignantes et ou d’infirmières, celles-ci ne se privent pas d’exprimer leurs sentiments d’hostilité à l’encontre des malades (des surveillantes, des médecins). Le collectif a une fonction cathartique très importante. (…) Centrées sur la reconnaissance du réel et de l’échec, les techniques collectives d’élaboration de la souffrance mises en œuvre par les aides-soignantes et les infirmières sont très efficaces pour conjurer la haine et la violence, et pour élaborer les dimensions ambiguës et ambivalentes de l’expérience soignante. » (2004, p. 23)’

Le fait d’être confronté à une personne qui souffre, que ce soit sur le plan physique et/ou moral, suscite davantage d’affects négatifs que lorsque l’on est en interaction avec une personne en bonne santé et manifestant des affects positifs. Nous allons voir pourquoi, en nous appuyant sur les travaux actuels menés sur les processus cognitifs à l’œuvre dans l’empathie, processus mis en lumière à l’aide des nouvelles techniques d’imagerie cérébrale.

Jean Decety montre que l’empathie est en partie un processus automatique, car le fait de voir un visage exprimant de la souffrance génère implicitement et spontanément l’activation des mêmes zones cérébrales que si l’on souffrait soi-même :

‘« Chez l’homme, les techniques d’imagerie cérébrales fonctionnelles ont par la suite montré que les régions cérébrales du cortex pré-moteur et pariétal, spécialisées dans la génération des actions, sont aussi activées lorsque nous observons une action réalisée par autrui à condition qu’elles fassent partie de notre répertoire comportemental. (…) Ce phénomène de résonance s’applique en partie au domaine des émotions. Il a en effet été montré que la perception de certaines expressions émotionnelles déclenche chez son observateur les représentations motrices qui sont responsables de leur génération. Un tel mécanisme explique la contagion émotionnelle, c’est-à-dire la tendance spontanée, involontaire et non consciente que nous avons de mimer et de synchroniser nos mimiques faciales (mais aussi postures, vocalisation et maniérismes comportementaux) avec celles d’autres personnes au cours de nos interactions. » (2005, p. 19) ’

Ce réflexe d’empathie non conscient, qui est pour J. Decety issu d’une évolution adaptative des êtres humains à la vie sociale63, ne communique certes pas tout à fait le même vécu émotionnel, car il est par ailleurs régulé afin de pouvoir distinguer ce que l’on ressent soi-même de ce que l’on perçoit de l’état affectif de l’autre. La contagion émotionnelle, phénomène décrit par Gustave Le Bon (1895) trouve plus d’un siècle plus tard un éclairage quant aux processus neurobiologiques qui y participent, n’est donc pas entièrement automatique : l’émotion n’est pas intégralement transmise, mais le vécu négatif de l’autre, sa tristesse ou sa colère, nous fait vivre quelque chose de cette tristesse ou de cette colère.

Ces affects négatifs doivent pouvoir être tolérés par les aidant-e-s, sans quoi l’hostilité et le rejet constitueront un moyen de défense vis-à-vis de la souffrance de l’autre. Quoi qu’il en soit des capacités d’élaboration de l’aidant-e professionnalisé-e, être confronté à une personne qui souffre est un facteur de pénibilité du travail, en raison des ressources affectives, cognitives et psychiques mobilisées par l’empathie (que celle-ci se réalise purement par la contagion émotionnelle automatique mise en lumière par J. Decety, ou soit associée à une attitude de soutien de l’autre). On peut distinguer deux versants dans le phénomène “primaire”, non contrôlé, d’empathie, c’est-à-dire envisagé du point de vue des processus cognitifs et émotionnels mis en œuvre face à la souffrance de l’autre :

‘« Malgré la diversité des définitions conceptuelles de l’empathie, la majorité des auteurs considèrent qu’elle intègre deux composantes primaires : 1) une réponse affective envers autrui qui implique parfois (mais pas toujours) un partage de son état émotionnel, et 2) la capacité cognitive d’adopter le point de vue subjectif de l’autre personne. » (2005, p. 18)’

L’empathie, dans son sens commun donné par le Dictionnaire Larousse de « mode de connaissance intuitive d’autrui, reposant sur la capacité de se mettre à la place de l’autre », correspond donc à une activité émotionnelle et à une activité cognitive. Mais ce réflexe d’empathie, commun aux êtres humains et à certains animaux, ne conduit pas nécessairement à une attitude empathique, celle-ci requérant un travail supplémentaire. Si le terme d’empathie est pris dans un sens plus restreint, celui entendu dans l’expression “avoir de l’empathie”, ce phénomène comprend pour J. Decety quatre composantes :

‘« L’hypothèse générale est que l’empathie implique différentes composantes : le partage affectif, la flexibilité mentale pour adopter le point de vue de l’autre, la régulation émotionnelle qui permet d’identifier et se représenter les émotions de soi et d’autrui, l’ensemble reposant sur la conscience de soi. Ces composantes interagissent pour produire l’empathie et aucune à elle seule ne suffit à en rendre compte. » (2005, p. 18)’

Il s’agit donc d’un phénomène complexe, mobilisant d’importantes ressources cognitives et émotionnelles, ainsi qu’un travail d’élaboration psychique. A notre sens, il est important de distinguer une certaine empathie “automatique”, de l’empathie – attitude empathique – nécessitant un travail d’élaboration psychique qui ne va pas de soi, loin s’en faut64. Les travaux de Didier Fassin (2005), nous rapportant comment l’absence d’empathie dans un groupe social donné peut prendre des proportions choquantes pour qui pose un regard extérieur sur ce qui s’y joue, montrent que les conditions socioéconomiques peuvent exercer une forte influence sur les comportements et valeurs morales : « l’homme bon » au sens moral du terme, dans une situation de famine, peut alors devenir celui qui… a de quoi manger. La dimension socioculturelle, que n’intègre pas la définition de Jean Decety, joue donc également un rôle dans le développement, ou non, d’une attitude empathique vis-à-vis d’autrui.

Ces aspects neurobiologiques ne suffisent donc pas pour éclairer les conduites d’aide, mais ils apportent des d’éléments de compréhension quant à l’ambivalence inhérente au lien de l’aidant-e à l’aidé-e : au-delà de la nature ambivalente de tout lien montrée par la psychanalyse, la situation spécifique de rencontre d’une personne en difficulté, sur le plan physique et/ou moral, implique d’avoir à surmonter des affects négatifs, et à effectuer un travail coûteux d’élaboration psychique. Comment ne pas éprouver alors, de manière plus ou moins consciente, une certaine hostilité vis-à-vis de celui ou celle qui nous fait partager son état émotionnel pénible ?

Si l’on se limite à cette théorie, il est difficile de comprendre pourquoi les êtres humains ont développé des conduites d’aide à autrui : il suffirait de s’éloigner de celui ou celle qui souffre (physiquement ou “psychologiquement”65) pour ne plus avoir à partager son vécu pénible. Certes, les normes sociales jouent un rôle en valorisant les conduites morales, socialement désirables ; ceux et celles qui ont des comportements altruistes obtiennent une reconnaissance sociale qui constitue un bénéfice : celui de se voir renvoyer une image positive d’eux-mêmes. La théorie kleinienne de la réparation permet de sortir d’une logique binaire, clivée, où l’aide à autrui apparaît soit comme un comportement purement altruiste, soit comme un comportement purement intéressé. Les travaux de Melanie Klein ouvrent la possibilité de penser l’aide à autrui selon d’autres modalités, où “altruisme” et “égoïsme” tiennent ensemble, co-existent et se mêlent dans l’activité de réparation. Celle-ci permet par ailleurs de comprendre comment peut se développer l’éthique postérieure, en tant qu’insertion « des normes dans des situations concrètes » (Ricœur, 2004, p. 689).

Notes
63.

Ce qui tend à être confirmé par l’existence de ce même phénomène chez certains animaux. « La communication des émotions (dont la contagion émotionnelle) existe largement dans le monde animal. Elle a une valeur adaptative pour la survie des individus et contribue à leur adaptation (au sens de inclusive fitness), parce qu’elle les assiste dans les comportements nécessaires à leur survie comme la collecte de nourriture, la détection des prédateurs ou la recherche de partenaires sexuels. » (p. 17).

64.

Si le réflexe empathique d’identification du vécu d’autrui entraînait automatiquement une attitude empathique, les crimes, les agressions, la maltraitance (etc.) n’existeraient pas.

65.

Les recherches sur les auteurs d’actes de cruauté montrent d’ailleurs que ceux-ci ont recours à une forme de “distanciation psychologique” vis-à-vis de leur victime, en lui déniant son humanité pour la considérer comme une chose (Browning, 1994).