b. La réparation kleinienne

Melanie Klein, à partir de son travail clinique avec des enfants, propose le concept de réparation pour décrire les mécanismes psychiques qui sous-tendent la mise en œuvre de conduites de soin, de préoccupation (sollicitude) dirigées vers autrui, ces mécanismes étant à l’œuvre chez les enfants, mais également à l’âge adulte. Selon cette auteure, le mécanisme de réparation commence à se mettre en œuvre quand l’enfant est en mesure de constituer l’autre comme « objet total », c’est-à-dire quand l’objet interne n’est plus clivé en bon objet (quand il est satisfaisant) et mauvais objet (quand il ne l’est pas). Cette unification de l’objet conduit à une ambivalence à son endroit, les sentiments d’amour et d’hostilité mêlés vis-à-vis de l’autre générant alors une conflictualité psychique. Cette dernière suscite de la culpabilité, des vécus dépressifs, et la réparation apparaît comme un moyen spécifique de surmonter ces affects :

‘« Quand le bébé sent que ses pulsions et phantasmes destructeurs se dirigent vers la personne totale de son objet aimé, la culpabilité apparaît dans toute sa force, et, avec elle, le besoin impossible à assouvir de réparer, de préserver, de faire revivre l’objet aimé endommagé. (…) Puisque la tendance à réparer dérive en dernière instance de l’instinct de vie, elle entraîne des phantasmes et des désirs libidinaux. Cette tendance entre dans toutes les sublimations et reste à partir de ce stade le grand moyen de tenir en lisière et de diminuer la dépression. » (1952, trad. 1966, p. 202)’

La réparation apparaît ainsi comme liée à l’activité fantasmatique. L’objet interne, vécu comme endommagé ou perdu, va être réparé fantasmatiquement, mais à cette activité correspondent également des conduites effectivement bienveillantes, pour peu que la réparation arrive à sa réalisation complète dans « l’acte affectif » de réparation. Selon Willy Baranger :

‘« L’acte affectif de réparation est la seule issue à la position dépressive et, bien qu’il puisse comporter des fantasmes maniaques et des pratiques obsessionnelles, il est radicalement différent de ceux-ci. » (1999, p. 239)’

Le processus de réparation peut en effet connaître des échecs partiels et, en lieu et place d’une “vraie” réparation, peut advenir une réparation maniaque ou obsessionnelle. Ces échecs partiels du mécanisme de réparation peuvent se manifester, principalement dans les premiers temps de sa mise en œuvre, mais également à tous moments de la vie : ce sont alors la « réparation maniaque » ou la « réparation obsessionnelle » qui se déploient. Nous allons développer ces deux points, qui peuvent être utiles pour la compréhension de ce qui se joue dans les pratiques d’aide à autrui.

La réparation maniaque peut être considérée comme une défense psychique vis-à-vis de la perte de l’objet idéal, et de la culpabilité éprouvée : c'est-à-dire que ce processus ne permet pas l’intégration du deuil ni de la culpabilité, il vise plutôt à les “annuler”. D’après Hanna Segal :

‘« La réparation correcte peut difficilement être considérée comme une défense, car elle se fonde sur la reconnaissance de la réalité psychique, sur le vécu de la souffrance causée par cette réalité et sur l’action adéquate entreprise pour la soulager en fantasme et dans la réalité. (…) La réparation maniaque est une défense en ce sens qu’elle vise à réparer l’objet de telle manière que ni la culpabilité ni la perte ne soient jamais vécues. (…) finalement, l’objet doit être considéré comme inférieur, dépendant, et, au fond, méprisable. » (1964, trad. 1969, pp. 101-102)’

Cette annulation de la perte et de la culpabilité repose sur la position maniaque de toute-puissance et de “triomphe” vis-à-vis de l’objet. Les considérations d’Hanna Segal sur certaines institutions de charité montrent de quelle manière la réparation maniaque peut se manifester dans les conduites d’aide à autrui :

‘« On peut parfois observer cette sorte de réparation maniaque dans des institutions de charité quand, par exemple, le personnel administratif se voit comme gaspillant charité et réparation à des gens qui n’en sont pas dignes, qui sont ingrats et qu’il considère comme foncièrement mauvais et dangereux. » (p. 102)’

Nous voyons bien, dans ce rapport aux personnes aidées, que le mépris traduit une posture maniaque de dévalorisation de l’objet. Or la vraie réparation mobilise les sentiments d’amour à l’égard de l’objet66, qui se traduit par une bienveillance et une préoccupation authentiques vis-à-vis de cet objet, se traduisant dans le comportement : le care ? En tout cas, l’acte affectif de réparation peut se comprendre comme une clé ouvrant l’espace de la réflexion et du positionnement éthiques.

Le second mode d’inachèvement du processus de réparation est la réparation obsessionnelle. Par rapport à la réparation maniaque, celle-ci se situe également dans une certaine toute-puissance, mais n’annule pas la perte et la culpabilité. Ce second échec partiel de la réparation prend davantage une forme “magique” et répétitive. Selon Dominique J. Arnoux :

‘« La réparation peut suivre deux courants, celui de la toute puissance des idées et de l’illusion ou celui de la réussite impliquant l’abandon du sentiment de toute-puissance. La réparation obsessionnelle, elle, peut devenir un procédé vertigineux et sans fin où s’épuisent toutes les capacités à construire. » (1997, p. 67)’

Melanie Klein décrit ce versant obsessionnel comme intégrant la culpabilité, mais d’une manière qui ne permet pas sa résolution par une élaboration psychique créatrice :

‘« Quand leur culpabilité déclenche des actes obsessionnels en guise de défense, ils se servent de leur culpabilité dans un but de réparation, mais ils doivent alors la subir sous une forme compulsive et excessive, leur réparation étant obligatoirement sous le même signe de la toute-puissance que leurs destructions. » (1932, trad. 1959, p. 186)’

La tentative de réparation se répète alors inutilement pour conjurer, dans un rituel magique qui ne parvient pas à la symbolisation, la destruction fantasmatique de l’objet interne. C’est en cela que la réparation obsessionnelle se distingue de la vraie réparation : la conjuration prend lieu et place de l’acte affectif de réparation, au sein duquel l’aveu du manque et de la douleur est à la fois contenu et transformé. Comme l’indique Julia Kristeva :

‘« Si le moi est capable de réparer l’objet perdu, il peut s’engager dans une œuvre créatrice qui contient la douleur et tout le travail de deuil, au bénéfice de l’engendrement du symbole. » (2000, p. 129)’

La réparation, quand elle parvient à sa réalisation complète, est intimement liée à la sublimation, à la créativité et à la symbolisation. C’est en cela que cette activité est à la fois un bénéfice pour soi et pour l’autre : si elle nous permet de surmonter nos affects dépressifs, elle est dans le même temps le fruit d’une authentique préoccupation pour l’autre, autorisant un positionnement éthique, dans la relation, qui trouve son expression dans l’acte affectif de réparation. Ces apports théoriques sur les dynamiques intrapsychiques qui participent de l’interaction aidant-e/aidé-e nous permettent de comprendre comment, au-delà du mécanisme automatique d’empathie – qui ne permet pas, à lui seul, d’expliquer la bienveillance vis-à-vis d’autrui –, des conduites d’aide peuvent se mettre en œuvre.

A partir de ces différents apports concernant l’empathie et la conceptualisation de la réparation, d’après les travaux de Melanie Klein, nous voyons se tracer les enjeux spécifiques qui concernent la possibilité d’un positionnement éthique de l’aidant-e vis-à-vis de aidé-e. Nous avons pu, en partant du substrat cognitif qui sous-tend nos relations à autrui, mais en soulignant l’importance de leur dimension culturelle, aborder les aspects intrapsychiques des conduites d’aide, pour mieux comprendre, de manière générale, comment peut se constituer une préoccupation pour l’autre dans les pratiques d’aide à autrui. Ceci nous permettra de repérer certains aspects de ce qui, dans le contexte des pratiques, les conduites ou les représentations, soutient ou inhibe le développement de cette préoccupation.

Notes
66.

Comme en témoigne l’affirmation suivante : « Le besoin de réparer et d’aider l’objet envié sont aussi des moyens très importants de faire échec à l’envie. Cela revient, en fin de compte, à neutraliser les pulsions destructrices en mobilisant les sentiments d’amour. » (Klein, 1957, trad. 1968, p. 71).