Synthèse

Dans le premier chapitre de ce travail, nous avons tout d’abord dessiné les contours de notre objet de recherche : l’aide à autrui professionnalisée, puis défini la perspective selon laquelle nous l’abordons : celle de l’étude des représentations professionnelles. Partant de cette construction, nous avons tracé notre problématique, axée sur l’investigation des représentations professionnelles des aidant-e-s (aspects principaux, organisation) et la visée de compréhension de leurs fonctions au regard des enjeux intrapsychiques, interpersonnels et socioculturels. Ces représentations professionnelles sont comprises comme nous informant réciproquement sur ces enjeux, du fait de l’interaction étroite qui unit les pratiques et l’interprétation dont elles font l’objet, associées dans la construction de l’expérience comme lieu socialisé d’expression subjective. Dans cette perspective psychosociale, nous visons plus spécifiquement à comprendre la posture éthique adoptée par les praticien-ne-s de l’aide professionnalisée, à investiguer les conditions de possibilité d’une réflexion et d’un positionnement éthiques.

Nous avons tracé une hypothèse générale proposant l’idée que l’historicité des représentations constitue une dimension pertinente pour comprendre et analyser le système d’interprétation actuel mis en œuvre dans le champ de l’intervention sociale, du fait de l’histoire – histoire des idées et histoire des pratiques d’aide – dans laquelle s’inscrivent les pratiques d’aide. Nous cherchons donc à observer et à comprendre comment la mémoire sociale de cette histoire contribue à donner un sens (perception, signification, orientation) aux conduites d’aide. Nous nous interrogeons sur le destin que connaissent les systèmes d’interprétation antérieurs lorsque le contexte socioculturel évolue : quelles “traces” laissent-ils ? Quel rapport est entretenu avec les formes de connaissance (savantes et naïves) caractéristiques d’une période historique, de son épistémè, transmises par la mémoire sociale ?

C’est pourquoi le second chapitre a été consacré, en premier lieu, à l’exploration historique des systèmes éthiques qui ont marqué notre culture : d’abord celui de l’éthique de la charité, puis celui de l’éthique humaniste. Cette investigation nous a permis de voir comment se caractérisent et s’organisent ces systèmes, et quelles transformations se sont opérées dans le passage d’une éthique de la charité à une éthique humaniste.

Nous avons vu que l’éthique de la charité s’articule, avec la notion d’agapè, autour de l’idée qu’un amour universel et “neutre” doit être porté à son prochain (amour distingué de l’érotisme et de la sympathie), sans attente de retour – ce qui constitue l’aide comme un don oblatif (“pur”, désintéressé). La finalité de l’amour de charité n’est pas dirigée vers autrui, mais vers Dieu : c’est pour être en lien avec Dieu que l’acte charitable doit être effectué.

L’éthique humaniste instaure une rupture vis-à-vis de l’interprétation générale que la charité propose aux conduites d’aide. Leur finalité n’est plus reliée au divin, mais à « l’Homme », en tant que citoyen ou citoyenne inscrit dans une “Sociodicée”. Le progrès social, sous-tendu par la visée d’autonomie, par l’éducation – dans l’idée d’une perfectibilité des êtres humains –, devient alors l’horizon vers lequel tend l’avenir rêvé pour l’humanité. L’émancipation vis-à-vis de l’Eglise s’appuie sur le fait de donner des bases laïques à la morale. Aider autrui, en tant que frère en humanité, s’appuie sur la notion d’intérêt bien compris (ce qui contredit l’oblativité de la posture charitable) et sur le sentiment vis-à-vis de ses semblables (il s’agit d’aimer « l’Homme », et non plus Dieu).

Ces éléments sont utiles au regard de l’hypothèse générale que nous avons formulée, et nous permettront de mettre en rapport les observations réalisées auprès d’une population d’aidant-e-s professionnalisé-e-s avec ces aspects historiques, afin d’examiner l’historicité des représentations professionnelles à l’œuvre dans le champ de l’intervention sociale.

Le troisième chapitre a tout d’abord visé à compléter le repérage des coordonnées qui situent notre objet : après l’exploration de l’axe historique, nous avons apporté des éléments concernant l’analyse qui peut être faite du contexte socioculturel actuel. Celui-ci, qui semble bien se constituer comme “période hypermoderne”, est caractérisé par les processus de précarisation, de globalisation des échanges, de désinstitutionalisation. Sur cet arrière-plan se dessine la figure de l’individu hypermoderne, comme sujet porteur d’une vie psychique et, ainsi, appelé à la découverte de son intériorité, mais surtout à la réalisation de soi. Cette dernière se manifeste comme une norme sociale, une valeur privilégiée. Dans ce contexte émerge la proposition théorique de l’éthique du care, envisageant le sujet comme être relationnel, marqué par le contexte et les rapports sociaux, et ne pouvant donc faire l’objet de théorisations générales et abstraites qui ignorent les effets du contexte et le fait qu’au-delà de l’autonomie, les sujets humains éprouvent un bien-être en créant et entretenant des relations avec d’autres sujets.

Le second temps de ce chapitre a été l’occasion d’explorer les cadres sociaux sur lesquels peut s’appuyer l’interaction aidant-e/aidé-e, et les spécificités de cette interaction. En premier lieu, en ce que l’aide constitue une interaction où s’opèrent des échanges, nous avons fait appel à des analyses permettant de décrire les cadres sociaux de ces échanges. Nous avons ainsi vu que les échanges peuvent s’organiser, de manière mixte, selon le régime d’échange par le don, ou selon  l’échange contractualisé. Le premier caractérise la socialité primaire ; le second marque davantage la socialité secondaire, et dans ce cadre d’échange, l’interaction peut plus particulièrement s’organiser autour d’une relation de service et du schéma de réparation. Ceci nous a permis de pointer certaines des spécificités de l’interaction aidant-e/aidé-e. Partant de la compréhension plus fine, à l’aide de ces analyseurs, des enjeux qui caractérisent notre objet, nous avons pu examiner les différents travaux qui décrivent les modes actuels d’organisation des pratiques, dans le champ de l’intervention sociale, et les “philosophies” générales qui peuvent leur être données. Pour finir notre exploration des enjeux spécifiques à l’interaction aidant-e/aidé-e, nous avons fait appel à différents apports théoriques permettant de comprendre comment peut se constituer une préoccupation pour l’autre, au sein d’une relation, en tant qu’élément clé, à notre sens, d’un positionnement éthique des aidant-e-s professionnalisé-e-s.

Ayant posé les principaux aspects du cadre théorique sur lequel s’est appuyé notre démarche de recherche, nous allons à présent expliciter le cadre épistémologique et méthodologique au sein duquel nous avons pensé et “rencontré” le phénomène qui nous intéresse : les représentations professionnelles de l’aide à autrui sont abordées selon une méthode de recherche qualitative inductive, d’inspiration phénoménologique, qui s’appuie sur les principes de rigueur et de triangulation méthodologique, pour ancrer solidement le cadre d’analyse dans les observations réalisées lors de l’investigation. Nous allons développer ces points dans le premier temps de cette seconde partie, qui commencera également à exposer les premiers résultats issus d’une phase exploratoire de recherche.