I. Cadre épistémologique

a. La question de la subjectivité du/de la chercheur-e

Alex Mucchielli (1980) formule l’idée d’une « équation personnelle de l’observateur » : il signifie ainsi que chaque observateur perçoit l’objet étudié avec des catégories de pensée qui lui sont propres, et celles-ci lui permettent de donner une forme, un sens à ses observations, tout en excluant les autres mises en formes possibles. Ceci interroge sur le statut de la connaissance, en tant que description ou explication des phénomènes observés : y aurait-il nécessairement, dans l’activité de connaissance, une déformation de la réalité ? Mais quel est le statut de cette réalité, en ce qui concerne l’approche des phénomènes auxquels s’intéressent les sciences humaines ?

‘« En effet, on se rend compte de plus en plus, avec le recul du regard historique sur l’élaboration des sciences et de leurs résultats, que la “réalité” étudiée par les sciences, est une construction intellectuelle qui dépend des prérequis conceptuels et théoriques pris comme référentiels. On découvre que l’on ne peut pas ne pas avoir de référentiel pour percevoir et analyser les phénomènes. » (Mucchielli, 2005, p. 8)’

L’ensemble de la méthode, comme les moments particuliers de recueil et d’analyse des données, sont sous-tendus par des présupposés épistémologiques et des choix théoriques. Autrement dit, la perspective de recherche adoptée marque l’ensemble de cette démarche, et partant, ce qui va être observé, récolté, analysé tout au long du parcours effectué. En effet, quand on observe un objet, on ne peut à la fois le regarder de côté, du dessus, de l’intérieur, de travers, avec attention et détachement… Bref, un-e chercheur-e n’a pas le don d’ubiquité, et elle/il entretient un rapport singulier avec son objet de recherche. Certes, il est possible et souhaitable que l’on approche son objet selon différents points de vue théoriques (nous y reviendrons à propos de la triangulation), ce qui permet de relativiser et d’interroger les catégories de pensée utilisées, mais aucune de ces catégories ne peut être considérée comme neutre, ou comme correspondant à une dénomination et une classification définitives.

Par ailleurs, toute abstraction, toute théorisation correspond à la création ou à l’utilisation de catégories et constitue en cela une réduction, et en conséquence une certaine simplification de ce qui est perçu. Comme l’indiquent Yves Couturier et François Huot :

‘« La catégoricité pose ses énoncés comme vérité (Kategoreîn, soit affirmer), et se constitue autant comme constat que prédicat ; elle se définit donc par un ensemble de règles formelles de réduction de la réalité et de ses diverses tonalités et formes sensibles. » (2003, p. 112)

Or, la réduction réalisée, dans l’observation – où il y a une sélection d’informations, parmi toutes celles que l’on pourrait collecter – puis dans l’analyse, diffère d’un-e chercheur-e à l’autre, selon la perspective adoptée et les catégories de pensée auxquelles on fait appel. Si d’aucun-e-s pensent que la part de subjectivité qui joue dans l’observation menée conduit à ce que cette dernière n’ait pas de valeur scientifique, nous avons pour notre part une approche qui ne vise pas à la “neutraliser”, mais à la mettre en travail.

Une posture scientifique, souvent qualifiée de positiviste, vise à atteindre l’idéal d’une perception “objective”, absolue. L’objectivité correspondrait alors à une observation dégagée de la subjectivité liée aux catégories que possède l’observateur. Or, dans l’étude du sens, des réseaux de significations déployés par des acteurs sociaux, cet absolu ne peut à, notre sens, être atteint. Prenant acte de cette part subjective, et la considérant de surcroît non comme un obstacle à la connaissance, mais comme source de compréhension67, nous visons alors à expliciter les modalités de notre démarche afin de permettre sa compréhension et d’ouvrir ainsi la possibilité d’une adhésion, d’un accord quant aux différentes étapes qui jalonnent notre parcours de recherche. Nous nous appuyons ici sur la pensée de Georges Devereux :

‘« La quatrième étape [d'une démarche scientifique] est d’accepter et d’exploiter la subjectivité de l’observateur, d’accepter le fait que sa présence influence le cours de l’événement observé (...). Par bonheur, ce qu’on appelle les "perturbations" dues à l’existence et aux activités de l’observateur, lorsqu’elles sont correctement exploitées, sont les pierres angulaires d’une science du comportement authentiquement scientifique. » (1967/1980, pp. 29-30)’

La subjectivité n’est alors plus considérée comme un “biais” dans la compréhension des réseaux de significations à l’œuvre au sein d’un ensemble social, et devient un outil au service d’une objectivité qui se définit davantage comme intersubjectivité que comme neutralité ou vérité. Autrement dit, l’objectif dans cette recherche n’est pas de nous “défaire” de notre subjectivité (ce qui nous paraît de toute façon impossible en ce qui concerne la perception d’objets sociaux, liés au symbolique et donc à des catégories qui ne peuvent prendre valeur d’absolu), mais de viser à un partage, à une communication des interprétations produites, de tenter de trouver un espace d’intelligibilité commun (transcendant donc si possible notre propre intelligibilité du phénomène étudié). Ce point de vue est défendu par Joséphine Mukamurera, France Lacourse et Yves Couturier :

‘« C’est la qualité et la transparence du discours scientifique qui crée la présomption, en suscitant un accord ou une adhésion. Cet accord émerge autant de la conviction intersubjective que, dans une perspective bourdieusienne ou grangérienne, de la nécessité d’exposer le mouvement de la pensée, la théorie, la méthode, bref d’exposer ce qui se passe dans la boîte noire de l’analyse scientifique. (…) Or, si on admet qu’il est difficile de faire complètement abstraction de ses a-prioris théoriques et que donc ceux-ci interfèrent d’une certaine façon avec toutes les phases de la recherche et notamment le travail d’analyse (…), il apparaît primordial de composer avec ce fait en explicitant dès le départ ses éléments théoriques et en étant conscient de ses propres biais. » (2003, pp. 111 et 115)’

Cette explicitation présente également l’intérêt de “mettre en travail” la subjectivité inhérente à la démarche de recherche pour tendre à la rigueur de cette démarche. La réflexivité qu’elle soutient permet d’explorer, autant que faire se peut, “l’impensé” de la recherche : ses propres présupposés, les “évidences”, qui sont autant d’hypothèses implicites à questionner, sans quoi elles fonctionnent comme des postulats. Mais si ceux-ci sont erronés ? Nous avons pu mesurer tout l’intérêt, lors des entretiens de recherche, de l’adoption d’un regard naïf, autrement dit de jouer le rôle du Candide, s’étonnant de ce qui n’étonne pas les habitants d’un province donnée, et voulant bien les suivre dans leurs explications68. Les termes d’ « écoute », d’ « évaluation », par exemple, se donnent a priori comme des évidences, et en premier lieu on sait bien “ce que l’on veut dire par là”. Mais si l’on demande à notre interlocuteur ou interlocutrice d’expliquer ce qui est dit “par là”, on est assez frappé par l’étonnement, les hésitations que suscitent une telle question. Le discours assez “lisse”, assuré, de qui maîtrise son sujet, devient alors beaucoup plus complexe et témoigne des enjeux qui sous-tendent un lieu commun, révélant ainsi, par le vide de son “contenu”, sa fonction (résoudre l’ambivalence, catégoriser les choses, par exemple).

Dans ce temps, la difficulté, bien souvent, n’est pas de trouver des explications, mais de s’en défaire pour ouvrir au questionnement ce qui ne l’est plus ; les moments où nous avons eu le sentiment d’y parvenir ont été très riches, sur le plan heuristique. Interroger de cette manière sa perception et son interprétation subjectives, dans et par la rencontre d’un alter ego, peut conduire à découvrir l’empreinte de croyances collectives qui recouvrent des enjeux sociaux, l’imprégnation intime des représentations sociales qui délimitent les catégories contribuant à construire la réalité sociale et à orienter nos conduites. Ce travail de recherche nous aura apporté une part de compréhension de ce nouage étroit du subjectif et du collectif.

Notes
67.

Notre propos se limite à la démarche de recherche en sciences humaines et sociales, quand celle-ci vise à explorer les phénomènes de constitution du (des) sens donnés aux objets sociaux : l’investigation de la dimension symbolique propre aux êtres humains diffère dans ses modalités épistémologiques et méthodologiques d’une investigation des phénomènes biologiques, physiques, etc., car les caractéristiques de l’objet de recherche sont tout autres.

68.

Ce qui ne signifie que ce nous ayons conservé ce rôle tout au long de notre parcours de recherche : c’est dans la rencontre avec les participant-e-s que nous avons tendu vers cette posture, afin de suivre au plus près leur raisonnement.