b. Une approche d’inspiration phénoménologique

Bien souvent, les questions méthodologiques sont posées en premier lieu au regard de l’objectif de validité (interne, externe, des indicateurs), dans la visée de refléter le plus fidèlement possible les phénomènes observés. Il est tout à fait pertinent et important de s’interroger sur la valeur des résultats que l’on obtient, et nous nous interrogerons sur ce point ; mais avant cela, une étape importante, au préalable, selon Udo Kelle, doit être explicitée : elle concerne la définition de la nature du phénomène que l’on souhaite observer.

‘« Any serious methodological consideration in the framework of any science should, however, regard the nature of the investigated phenomenon first, and thereafter address the question which method may be adequate to describe, explain or understand this phenomenon. »69(2001, [4])’

Dans cette perspective, l’arrière plan épistémologique sur lequel s’inscrit l’étude d’un phénomène ne doit pas rester implicite, voire impensé, et il s’agit d’établir une cohérence entre la conception que l’on a d’un phénomène et la méthodologie. Or, cette conception ne peut être “neutre” : elle tend soit vers une vision réaliste, c'est-à-dire à une approche d’une réalité « considérée indépendamment des actes de connaissance qui portent sur elle » (Encyclopaedia Universalis, 2004, Article : Représentation et connaissance.), soit vers une vision idéaliste qui accorde « la priorité au sujet, et plus précisément au sujet en tant que pensée », l’attention étant alors portée sur l’activité du sujet. Enfin la conception d’un phénomène peut se situer dans une perspective phénoménologique, où la connaissance du monde est comprise comme « une sorte de foyer d'éclairement qui, en dirigeant sa propre clarté vers le monde, permet à celui-ci de se montrer, de se constituer comme phénomène ».

On atteint ici les limites de la notion “d’objectivité scientifique”, correspondant souvent à une vision réaliste qui n’interroge pas son postulat. Ainsi, le regard posé sur l’objet exploré, qui traduit le choix épistémologique du chercheur, guide les choix méthodologiques et induit donc nécessairement des effets sur les résultats obtenus, et sur les conclusions que l’on en tire. Brewer souligne ces aspects dans le champ de l’ethnographie, mais ces considérations peuvent tout à fait s’étendre au champ de la psychologie sociale :

‘« Even in this type of (postmodern) ethnography, practitioners recognise that all methods impose perspectives on reality by the type of data that they collect, and each tends to reveal something slightly different about the same 'symbolic' reality. »(cité par Nigel Fielding et Margrit Schreier, 2001, [43])70

En ce qui concerne le regard posé sur le phénomène étudié dans le cadre de cette recherche, nous nous situons dans une perspective phénoménologique qui se caractérise, selon Léo-Paul Bordeleau, ainsi : « En sciences humaines et sociales, il est impossible d’isoler le sujet-observateur de l’objet de son observation, d’évacuer le monde de la vie - Lebenswelt -, la subjectivité humaine, les valeurs, les choix, les conflits, la réflexion et l’histoire personnelle, de l’entreprise cognitive du chercheur. » (2005, p. 120). Dans cette perspective, nous tendons vers la démarche de recherche que décrit ce même auteur :

‘« Vivant une expérience singulière face à un fait, un événement ou un phénomène particuliers que nous voulons connaître le mieux possible, nous nous mettons en mode d’épochè, c’est-à-dire de suspension de jugements naïfs, précipités ou partisans. Nous observons minutieusement les objets perçus, la qualité de nos perceptions et la rencontre que nous faisons avec eux. Nous construisons les éléments d’une connaissance scientifique de quelque chose de subjectivement vécu, c’est-à-dire que nous élaborons un réseau conceptuel qui puisse maintenir un lien présentiel dans la distance ou la distinction entre nous comme sujets de connaissance et les objets, en nous mettant en mode réflexif et interactif. Finalement, nous revenons explicitement et autrement, c’est-à-dire plus éclairés, aux faits, événements ou phénomènes considérés. » (2005, p. 115)’

Le « lien présentiel » évoqué par Bordeleau, soutenu par cette posture de recherche, ouvre par ailleurs la possibilité d’un positionnement éthique vis-à-vis du phénomène étudié. En tant qu’acteur socialement situé, un ou une chercheur-e développe, comme le souligne Christiane Gohier, une action qui comporte une dimension politique, au sens large :

‘« Une recherche interprétative fondée sur une épistémologie constructiviste qui prône la prise en compte du sujet/acteur de la recherche qui ne ferait pas montre de préoccupations éthiques dans le rapport à l’autre serait en contradiction avec cette posture épistémologique et en porte-à-faux avec ses propres fondements. (…) Le chercheur est un acteur de la société dont il reçoit souvent son mandat, financé à même les deniers publics, et est redevable envers celle-ci des résultats de sa recherche autant que du contexte dans lequel elle a été effectuée, dans le respect de tous. La pertinence sociale de sa recherche, ses visées et la valeur qu’elle a font partie intégrante de celle-ci. Car que serait une recherche valide sans valeurs ? » (2004, pp. 13-14)’

Nous ne souhaitons pas faire l’économie de ces questionnements, et afin de favoriser leur mise en débat, nous viserons donc à mettre en lumière (autant que faire se peut) nos options, et les implications sociales que nous percevons quant à l’objet de cette recherche. Ainsi, nous allons, d’une part, préciser quelle place nous occupons, en tant qu’acteur social, et ce en quoi ceci éclaire le point de départ de cette recherche ; et d’autre part, tâcher d’expliciter le positionnement à l’aune duquel les phénomènes observés seront situés quant à leur dimension éthique : il s’agit là de nos points de repère vis-à-vis de cette dimension.

Notes
69.

Notre traduction : « Toute réflexion méthodologique sérieuse, dans le cadre d’une science, devrait cependant considérer tout d’abord la nature du phénomène exploré, et ensuite poser la question de la méthode adéquate pour décrire, expliquer ou comprendre ce phénomène. ».

70.

Notre traduction : « Même pour ce type (postmoderne) d’ethnographie, ceux qui la pratiquent reconnaissent que toutes les méthodes imposent des perspectives sur la réalité, par le type de données collectées, et chacune tend à révéler quelque chose de légèrement différent sur la même réalité “symbolique”. »