II. Point de départ, points de repère

Il convient d’expliquer plus précisément comment est née l’interrogation qui traverse l’ensemble de ce travail de recherche. Celle-ci a, bien entendu, évolué au fil des cinq années qui lui ont été consacrées, parallèlement à une activité de psychologue au sein de différentes institutions, et d’enseignante dans le cadre de l’université. Et c’est sur ce point que commence un récit qui ne peut être écrit qu’à la première personne.

Peu après l’obtention d’un titre de psychologue71, qui m’ouvrait la voie de cette pratique, le projet d’une démarche de recherche est né : il me semblait intéressant de pouvoir associer ces deux activités, la recherche pouvant venir nourrir une pratique naissante pour moi, et réciproquement. En effet, cette activité m’a permis d’ouvrir un espace de réflexion pour mettre en travail certaines des questions suscitées dans le cadre de mon rôle de psychologue praticienne, et, en retour, d’enrichir les axes de recherche tracés dans le cadre de mon doctorat par les expériences professionnelles que j’ai vécues par ailleurs.

Le lecteur ou la lectrice a peut-être déjà pensé que la question de l’aide à autrui, posée ici dans le champ de l’intervention sociale, concerne également l’activité des psychologues. Ne dit-on pas communément : « il faudrait que tu te fasses aider », pour conseiller à quelqu’un-e d’aller « voir un psy » ? Les psychologues s’identifient sans doute davantage à un rôle de “soignant-e” plutôt qu’à celui d’ “aidant-e”, mais, d’après notre expérience, la demande des patient-e-s se formule assez régulièrement par les termes : « j’ai besoin d’aide », une formulation en termes de soin étant beaucoup moins fréquente. Aussi la question de l’aide concerne-t-elle ce champ de pratiques, et aborder le sujet du sens que prend cette notion pour les intervenant-e-s sociaux correspond bien évidemment, pour moi, au désir de mettre en oeuvre une réflexion autour des questions suivantes : qu’est-ce qu’aider autrui ? Pourquoi le fait-on ? Quelles formes peut prendre l’aide apportée à un tiers ?

Ces questions me concernent de près, d’une part dans le travail à visée psychothérapique que j’exerce depuis quatre ans, dans le cadre d’un Centre Médico-Psychologique72, et d’autre part dans le cadre d’un travail avec des équipes d’intervenant-e-s sociales et éducatifs dans lequel je me suis engagée depuis plus de cinq ans73. Ainsi, cette recherche visait, parallèlement à mon intérêt pour la démarche de recherche, à m’aider dans ma pratique. Dès le départ, il était très clair pour moi qu’un doctorat me permettait de disposer d’un cadre pour mettre ces questions en travail, et de construire ainsi des outils de pensée pertinents, en premier lieu, pour l’activité d’analyse de la pratique. Ayant perçu tout l’intérêt d’un tel travail pour des équipes d’intervenant-e-s sociaux, la question des enjeux à l’œuvre dans l’aide à autrui professionnalisée m’est apparue comme pertinente. En effet, afin d’aider au mieux les aidant-e-s, il apparaît comme utile d’avoir une connaissance de ces enjeux liés à la rencontre aidant-e/aidé-e, mais également liés au contexte de cette rencontre.

Explorer les modalités de définition du rôle de l’aidant-e dans notre culture permet de les interroger, afin d’ouvrir une réflexion sur les pratiques et ce qui les guide. Une telle exploration se donne pour objectif, ici, de repérer – au travers du discours porté sur la pratique – les aspects normatifs, voire délétères74 qui peuvent s’inscrire au sein de l’interaction aidant-e/aidé-e d’une part, et d’autre part, les aspects étayants pour l’aidé-e, pour l’aidant-e, et pour la richesse de leur interaction. Il ne s’agit pas de définir de “bonnes pratiques” ou de “mauvaises pratiques”, mais plutôt d’appréhender, au-delà de la compréhension des contenus, organisation et dynamique des représentations professionnelles, quels processus mènent à des effets positifs, et quels sont ceux qui conduisent à des effets négatifs.

Il y a donc lieu de définir à présent ce sur quoi se base une telle évaluation en terme de “positif” ou “négatif” : les axes par rapport auxquels les phénomènes seront situés, d’un point de vue éthique. Ceux-ci, qui me sont personnels mais sur lesquels le lecteur ou la lectrice me rejoindra peut-être, correspondent à l’émancipation d’une part et au bien-être (matériel et psychosocial) d’autre part. La notion d’émancipation sera ici préférée à celle d’autonomie, car l’émancipation est nécessairement située par rapport à l’exercice d’une contrainte, voire d’une tutelle données, elle se donne comme mouvement (s’émanciper vis-à-vis de quelque chose) ; tandis que l’autonomie se présente comme un idéal qui ne définit pas vis-à-vis de quoi il s’agit de s’autonomiser (être autonome). Etymologiquement, le terme d’autonomie signifie “se donner ses propres règles”, il est ainsi difficile de prendre en compte, dans ce cadre de pensée, le principe de réalité – c'est-à-dire les limites, les lois et les normes sociales auxquelles nous sommes confrontés. De par notre condition humaine, nos appartenances et relations sociales, nous ne pourrons jamais être autonomes, au sens plein du terme. Par contre, une émancipation vis-à-vis de ces conditions est toujours possible, en ce qu’elle est reliée à l’action du sujet dans le monde, celle-ci étant comprise dans le sens que précise Homi K. Bhabha :

‘« En tant que créatures littéraires et animaux politiques, nous devons veiller à comprendre l'action humaine et le monde social comme un moment où quelque chose est hors contrôle, mais non pas hors accommodation. (...) Notre tâche demeure toutefois de montrer comment l'agent historique est transformé par le processus signifiant ; comment l'événement historique est représenté dans un discours en quelque sorte hors de contrôle. Cela pour appuyer la suggestion de Hannah Arendt que l'auteur de l'action sociale peut être l'initiateur de sa signification spécifique, mais qu'en tant qu'agent il ou elle ne peut en contrôler le résultat. » (1994, trad. 2007, pp. 45-46)’

L’émancipation correspond alors à « introduire l’invention dans l’existence »75, selon l’expression de Frantz Fanon, à créer le(s) sens donné(s) à l’expérience, les effets de cette création échappant dans le même temps à leur auteur-e. Ainsi, si nous sommes confrontés à des limites physiques, comme à une réalité sociale (socialement construite), nous n’y sommes pas pour autant nécessairement assujettis, dans le sens où l’activité de l’imagination, et ses effets, ouvrent la possibilité d’un mouvement d’émancipation. Cette notion nous apparaît donc comme plus féconde que celle d’autonomie, parce qu’elle renvoie à l’action humaine vis-à-vis d’une condition donnée, plutôt qu’à un état “autonome” dont la définition, les critères sont difficiles à cerner.

Mais l’émancipation ne suffit pas à définir une position éthique, car l’action humaine ne peut être dissociée de l’expérience vécue, au regard de laquelle elle prend tout son sens76. La notion de bien-être (subjectivement vécu) individuel et collectif77 est donc le second axe par rapport auquel les phénomènes seront situés, d’un point de vue éthique. Les processus qui seront décrits comme négatifs, délétères ou mortifères sont ceux qui ont pour effet du mal-être et/ou de l’emprise, de l’assujettissement ; tandis que ceux présentés comme ayant une valence positive seront les processus perçus comme contribuant à une expérience de bien-être (sans nuisance pour autrui) et/ou à un mouvement d’émancipation (pour l’aidé-e, mais aussi pour l’aidant-e).

J’ai tâché d’expliciter ici, pour suivre la démarche de recherche définie précédemment, la perspective selon laquelle j’aborde les questions éthiques qui traversent l’objet de recherche auquel j’ai choisi de m’intéresser. Ces préalables étant posés, nous pouvons à présent expliciter le cadre méthodologique sur lequel s’est appuyée l’investigation menée dans ce travail de recherche.

Notes
71.

J’ai obtenu en 2001 le DESS de psychologie des liens sociaux et des relations interculturelles (Université Lyon2 ). Je travaille à temps partiel au sein d’un Centre Médico-Psychologique (secteur de l’hôpital psychiatrique) et travaille avec différentes équipes de praticien-ne-s du champ social et éducatif, dans le cadre de démarches d’analyse de la pratique et de recherche-action – nous avons déjà témoigné de notre intérêt pour ce dispositif d’intervention psychosociale. C’est une équivalence de DEA qui m’a permis d’initier ce travail de recherche, son commencement étant contemporain des débuts de ma pratique de psychologue, comme de celle d’enseignante (dans le cadre des cours qui m’ont été confiés au sein de l’Institut de psychologie) : ces trois pôles de mon activité professionnelle ont donc pu se nourrir respectivement dès mes premières expériences.

72.

Ces structures appartiennent au champ de ce qui est habituellement nommé le « travail de secteur » de la psychiatrie, et qui vise à proposer des soins dans des structures de proximité, dans un objectif de prévention, d’accessibilité et de continuité des soins.

73.

Sous différentes formes : analyse de la pratique, démarche de recherche-action, travail d’équipe.

74.

D’une manière générale, la “normalisation”, c'est-à-dire le fait de pousser les personnes à se conformer aux normes sociales, pose problème du point de vue éthique, car elle ne va pas dans le sens d’une émancipation, du développement de la possibilité de faire des choix. Pour autant, la transmission ou l’explicitation de normes sociales, par les aidant-e-s, peut permettre aux aidé-e-s de mieux les connaître et ainsi de “s’en débrouiller”, de trouver des moyens de composer avec la réalité sociale – ce qui est à notre sens une condition de l’action. La transmission de normes sociales apparaît donc comme étant acceptable éthiquement, si elle se fait sur le mode d’un échange qui laisse la possibilité à l’aidé-e de bricoler des solutions où il lui est possible de maintenir ensemble son désir et la réalité sociale, autrement dit le principe de plaisir et le principe de réalité. Ce qui est délétère, c’est le mode de l’emprise, où l’on impose à l’autre des normes en faisant “comme si” il n’y avait pas de choix possible : c’est dans ce cas que nous parlerons de normalisation. Les enjeux autours des normes sociales apparaissent donc comme complexes, et à double tranchant : selon la posture de l’aidant-e vis-à-vis de ces données socio-culturelles, leur transmission pourra être le vecteur d’une emprise ou au contraire la voie d’une émancipation.

75.

« Je demande qu'on me considère à partir de mon Désir. Je ne suis pas seulement ici-maintenant, enfermé dans la choséité. (...) Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l'invention dans l'existence. Dans le monde où je m'achemine, je me crée interminablement. Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de la liberté. » (Frantz Fanon, cité par Homi K. Bhabha, 1994, trad. 2007, p. 40).

76.

Dans les trois acceptions du terme : perception, direction et signification.

77.

Le bien-être individuel ne peut suffire à situer les phénomènes, d’un point de vue éthique, car, pour prendre un exemple extrême, un tueur en série peut se sentir parfaitement heureux lorsqu’il passe à l’acte !