I. Une recherche qualitative de type inductif

a. L’analyse de discours comme support de la prise en compte de la complexité du phénomène étudié

Partant de la problématique que nous avons définie, centrée sur les représentations professionnelles de l’aide à autrui dans le champ de l’intervention sociale, nous avons choisi de les étudier en nous appuyant sur l’analyse du discours d’intervenant-e-s sociales. Les données discursives sont en effet une modalité privilégiée d’étude de l’ensemble de représentations, des « systèmes d’interprétation » (Jodelet, 1989) qui contribuent à organiser le sens donné aux expériences, comme les conduites.

Dans l’axe de compréhension que constitue le constructionnisme social, les représentations professionnelles se situent à l’intersection des dimensions collective et individuelle, en tant qu’expression de l’articulation – opérée dans la “production de sens” – des “donnés socioculturels”, supports d’une symbolisation, à l’expérience subjective. Cette perspective psychosociale nous conduit à axer notre investigation sur l’étude de l’historicité et des ancrages psychologiques, psychosociologique et sociologiques des représentations des aidant-e-s. Dans la mesure où notre approche vise à explorer l’ensemble complexe78 des rapports entretenus entre les représentations professionnelles et le contexte des interactions sociales, ainsi que le contexte plus large d’une dimension historique et culturelle, une démarche qualitative s’avère indispensable. Pour investiguer ce nouage, le recueil d’un discours “de surface” ne suffit pas : une telle exploration implique l’analyse d’un discours où se développe dans sa spécificité et dans sa complexité la pensée d’une personne. C’est pourquoi le recueil de données qualitatives, et la faible directivité de la production discursive apparaît comme indispensable à l’étude de cette articulation.

Ceci nous amène à nous interroger sur le statut du discours. Reiner Keller propose le point de vue suivant :

‘« It [the perspective of Wissenssoziologische Diskursanalyse] defines discourse as identifiable ensembles of cognitive and normative devices. These devices are produced, actualised, performed and transformed in social practices (not necessary but often of language use) at different social, historical and geographical places. They unfold in time as well as they are embedded in historical contexts. Discourses in this sense constitute social realities of phenomena. At least they compete in the everlasting struggle over symbolic order. Insofar, discourses occur as "structured and structuring structures" (Pierre BOURDIEU) : They emerge out of historically situated practices and "problematisations". They gain a certain—and never ultimately fixed—"internal stability and structure". They propose a symbolic-material structure of the world. Such discourses (as structures) do not exist in an imaginary (idealistic) "heaven" above society. Instead they are realised by social action, i.e. by social actors' practices and activities. » 79(2005, [11])

Par rapport à ce point de vue, nous préfèrerons le concept de représentations professionnelles (en tant que représentations sociales spécifiques), qui recouvre à notre sens l’ensemble des processus (fort bien) décrits dans cette définition, et utiliserons le terme de discours pour parler de la production langagière, comme comportement portant ces représentations. Les discours que nous étudierons seront considérés, selon la perspective que propose Paul Atkinson, comme des actions sociales dont nous examinerons la structure, ainsi que le contexte d’expression :

‘« We need, therefore, to analyse narratives and life-materials, in order to treat them as instances of social action—as speech-acts or events with common properties, recurrent structures, cultural conventions and recognisable genres. (…) We need to regard such accounts as social performances, or forms of social action, embedded within organisational contexts, and socially shared undertakings. » (2005, [11-12])80

Ce propos peut tout à fait s’étendre, à notre sens, aux entretiens de recherche axés sur la pratique professionnelle conduits dans le cadre de cette recherche. Ces entretiens sont donc à comprendre comme une interaction sociale entre participant-e et interviewer, marquée par le contexte au sein duquel elle s’inscrit et ayant une fonction pour la/le participant-e, comme pour l’interviewer.

L’enjeu majeur pour les participant-e-s est à notre sens, dans ce contexte, de défendre une identité professionnelle positive vis-à-vis d’une chercheure qui interroge leur pratique – même si ce questionnement est conduit avec bienveillance. De manière générale, les entretiens peuvent être envisagés comme une démonstration, par les participant-e-s, de la pertinence et/ou de la légitimité de leur action dans le contexte d’intervention qui est le leur. Ceci poserait problème si nous souhaitions investiguer les comportements mis en œuvre dans la pratique, mais cherchant justement à connaître les conceptions que ces praticien-ne-s ont d’une action pertinente et/ou légitime, les tensions existantes entre ces conceptions, le contexte institutionnel et la réalité vécue dans la pratique, ces enjeux favorisent le déploiement d’une dialectique autour de ces questions, et c’est précisément ces tensions, cette dynamique, qui nous intéressent.

Notes
78.

Nous ne cherchons donc pas à isoler un facteur pour en observer les effets sur un phénomène donné, mais à partir de l’observation détaillée de la complexité d’un phénomène (les représentations professionnelles de l’aide) pour repérer les différents aspects qu’il comporte, et tenter de comprendre leur fonction dans un système incluant les représentations, les conduites et leur contexte – comme ensemble où se développent des jeux de rétroactions adaptatives. Les représentations professionnelles sont donc comprises comme l’une des entrées possibles pour la compréhension de ce système.

79.

Notre traduction : « (La perspective de l’analyse du discours dans la sociologie de la connaissance) définit les discours comme ensembles identifiables de dispositifs cognitifs et normatifs. Ces dispositifs sont produits, actualisés, mis en œuvre et transformés au sein des pratiques sociales (pas nécessairement mais souvent par l’utilisation du langage) dans différents lieux sociaux, historiques et géographiques. Ils se développent dans le temps tout en étant ancrés dans leurs contextes historiques. Dans ce sens, les discours constituent la réalité sociale des phénomènes. Du moins concourent-ils à l’éternelle lutte pour l’ordre symbolique. Ainsi, les discours apparaissent comme “des structures structurées et structurantes” (Pierre Bourdieu) : ils émergent de pratiques et de “problématisations” historiquement situées. Ils parviennent à une certaine “stabilité et structure interne”– jamais définitivement fixée. Ils proposent une structuration symbolique et matérielle du monde. De tels discours (comme structures) n’existent pas dans un “ciel” imaginaire (idéaliste) surplombant la société. Ils se réalisent par l’action sociale, c’est-à-dire par les pratiques et les activités des acteurs sociaux. »

80.

Notre traduction : « Nous devons, ainsi, analyser les récits et histoires de vie, de manière à les traiter comme des modes d’action sociale – comme des événements ou actes de parole avec des propriétés communes, des structures récurrentes, des conventions culturelles et des genres reconnaissables. (…) Nous devons regarder de tels comptes rendus comme des représentations, au sens théâtral, sociales, ou comme des formes d’action sociale, ancrées dans un contexte organisationnel, et dans des processus sociaux. »