c. Choix de l’entretien semi-directif individuel

La méthode de recueil utilisée a donc été celle de l’entretien semi-directif. Cette méthode est en effet un moyen privilégié pour étudier les représentations professionnelles des aidant-e-s : la liberté de parole donnée à l’interviewé-e permet d’observer le déploiement de la pensée dans toute sa richesse et sa complexité, ainsi que les articulations du discours, les liens logiques (similitude, différence, causalité…) établis par la personne interrogée entre les différents éléments qu’elle évoque.

D’autre part, la sélection de l’information qui apparaît dans un entretien tient beaucoup plus à la personne interrogée que dans le cadre d’un questionnaire où une présélection de l’information a été effectuée par le/la chercheur-e. Les informations obtenues par un questionnaire passent par le filtre d’un cadre précis, et ne peuvent donc être que celles qui ont été préalablement déterminées par l’enquêteur-e comme pertinentes au regard de l’objet de recherche : les réponses peuvent difficilement échapper aux limites de la question posée. L’entretien semi-directif permet à l’interviewé-e d’aborder des aspects imprévus pour nous, autrement dit, de répondre à des questions qui n’ont pas été posées ! En cela, le risque de projection du système explicatif du/de la chercheur-e est moins important, du moins au moment du recueil des données. Ce risque se présentera ultérieurement, dans le temps de l’analyse des données, qui nécessite donc un dispositif solide que nous décrirons ultérieurement.

Nous avons évoqué le fait que l’entretien semi-directif permet d’observer le mouvement, la richesse et la complexité de la pensée. En effet, si nous cherchons constamment à avoir un discours univoque et logique, car nous tendons à la consistance cognitive82, la complexité, les contradictions et les paradoxes caractérisent, à notre sens, la pensée humaine qui tente de saisir un environnement changeant et en partie insaisissable du fait des limitations qualitatives et quantitatives du système cognitif. De surcroît, la pensée, l’activité de représentation, sont intimement liées à la dimension affective, qui a la propriété d’être labile et ambivalente. Ainsi, il est relativement facile de maintenir une rationalité illusoire pendant quelques minutes : le temps de répondre à une question assez précise. Mais lorsque le discours se prolonge, se développe, les doutes, l’ambivalence, voire les contradictions apparaissent petit à petit et l’on voit se déployer une dialectique beaucoup plus complexe, qui s’articule à l’expression d’affects. Les entretiens ont donc été enregistrés, puis intégralement retranscrits en prenant en compte les silences, les hésitations, les lapsus, etc., afin de pouvoir repérer les dynamiques intrapsychiques et cognitives à l’œuvre. Une présentation détaillée des modalités de conduite d’entretien (contexte, guide d’entretien…) sera faite plus tard, lorsque nous narrerons le déroulement du recueil de données.

Dans la mesure où nous ne visons pas uniquement une étude descriptive des représentations professionnelles de l’aide à autrui, mais ambitionnons aussi la compréhension des enjeux socioculturels et psychologiques auxquels elles sont liés, limiter notre champ d’investigation à une verbalisation succincte ne nous aurait pas permis de dépasser la description des représentations professionnelles consensuellement partagées. Ainsi, la méthode de l’entretien semi-directif donne la possibilité de recueillir, au-delà d’une verbalisation univoque, contrôlée par la rationalité, un discours qui se développe et s’articule de manière complexe, donnant accès à une pensée en mouvement qui se contredit parfois mais qui révèle peut-être par là sa cohérence.

Enfin, Michel Autès  souligne l’intérêt du recueil de verbalisations autour de la pratique :

‘« La conséquence de cette inscription du travail social dans l’ici et maintenant est qu’on ne peut en rendre compte que par le récit. Le travail social se raconte. (…) Quant au sens de l’action, à ses résultats, aux modifications qu’elle a introduit dans la réalité, pour tout ce que relève de la dimension de l’acte, ils n’apparaîtront que dans le récit historique de l’action. » (1999, p. 250)’

Il apparaît donc comme pertinent de baser notre étude sur des verbalisations, et parmi celles-ci de favoriser le récit historique de l’action (point que nous développerons ultérieurement). Nous aurions pu tenter d’observer des séquences d’interaction entre aidant-e et aidé-e, mais, sans parler des refus que nous aurions sans doute essuyés, comme le dit Michel Autès, le sens se constitue a posteriori, dans la reconstruction signifiante qu’opère le sujet. Nous aurions également pu travailler à partir d’un dispositif de focus group (Marková, 2004). Mais compte tenu de notre intérêt pour les modalités d’interprétation et d’investissement du rôle d’aide, le cadre de confidentialité d’un entretien individuel paraissait plus pertinent pour favoriser une explicitation de celles-ci incluant la dimension affective et l’implication personnelle de l’aidant-e. Par ailleurs, la situation groupale mobilisant davantage de phénomènes de contrôle du discours, de désirabilité sociale, sans parler des facteurs qu’induisent la dynamique de groupe et qui conduisent par exemple à ce que certain-e-s prennent la parole plus que d’autres, nous avons opté pour un dispositif plus intime d’interview en face-à-face.

Notes
82.

Heider (1946) fut le premier à montrer que nous tendons à la “consistance cognitive”, c’est-à-dire à maintenir un équilibre cognitif dans notre compréhension du monde, en tentant de résoudre les contradictions qui apparaissent nécessairement entre nos représentations, nos croyances et la réalité observée.