II. Rigueur, qualité de l’analyse et triangulation

a. Appui sur les critères de rigueur et de qualité de la recherche

La perspective phénoménologique décrite précédemment conduit à renouveler la question de la scientificité et de la rigueur méthodologique : la notion de vérité, qui fonctionne sans trop de problème pour la dimension tangible des faits, devient nettement plus problématique en ce qui concerne des faits sociaux – tels que les représentations professionnelles – où la dimension symbolique est un aspect majeur dans le phénomène. Il faut alors considérer le fait que, dans ce cas, “l’outil” de perception est de même nature que le phénomène observé : seul un être humain doté de références symboliques (en partie) communes à celles employées par l’auteur-e du comportement peut avoir une compréhension de ce qu’il observe. Ces références, plus ou moins partagées, constituent donc un média au travers duquel s’échangent, se communiquent (en partie également) les significations portées par le discours, et les gestes (intonations, attitude corporelle…) qui l’accompagnent. C’est ainsi au travers de son propre ensemble de représentations que l’observateur traduit ce qu’il perçoit. Cette perception est donc d’ores et déjà une interprétation, et ne peut prétendre à la vérité – qui est un absolu85, puisqu’elle est relative aux références de l’observateur-e.

Dans ce contexte, comment peut-on viser à une scientificité ? Autrement dit, une connaissance dont la véracité ne peut être attestée peut-elle être considérée comme scientifique ? Si la perception, et donc à plus fort titre l’analyse et l’interprétation d’un phénomène ne peuvent être isolées des représentations et références symboliques du/de la chercheur-e, peut-on sortir l’analyse produite de la “gangue” qui a permis son émergence ? Ceci ne peut se faire à notre sens que progressivement, et sans doute, jamais complètement. Mais une démarche de recherche rigoureuse, où, pierre après pierre, l’on pose les fondements de l’analyse, soutient la mise en travail de la subjectivité pour tendre vers une solidité du cadre d’analyse élaboré au fil de la démarche. Cette solidité tient au fait que ce cadre soit bien ancré dans la matière de l’observation, autrement dit qu’il soit dans un “vrai rapport” avec les données, et c’est pourquoi la méthodologie de recueil et d’analyse des données doit s’appuyer sur un dispositif précis, et dont les implications (effets) sont réfléchies, prises en compte.

D’une certaine manière, la notion de vérité se voit décalée : elle n’est plus située dans le cadre d’analyse, ou dans le statut des données recueillies, mais plutôt dans “l’entre deux” de leur mise en rapport. La justesse de l’interprétation se constitue dans la correspondance des données et de l’analyse, non comme adéquation mais comme dialogue – il s’agit alors d’éviter un soliloque qui ignore les réponses appelées par l’investigation. Autrement dit, nous comprenons cette justesse comme le fait de quitter l’axe de l’imaginaire (la projection de ses attentes sur l’écran des données) pour se laisser affecter par l’observation, tout d’abord, puis viser à l’organisation et enfin à la “métabolisation” de cette expérience. Dans cette perspective, appuierons notre démarche de recherche sur les notions d’utilité, comme le propose François Huot86, et de rigueur, ainsi que sur le principe de triangulation.

La triangulation (Denzin, 1978 ; Flick, 1998 ; Apostolidis, 2003) se définit comme une démarche où l’on croise différentes approches d’un objet de recherche, dans le but d’augmenter la validité et la qualité des résultats obtenus. Comme l’indiquent Nigel Fielding et Margrit Scheier, « The conventional logic of triangulation's multiple sources of information is that by using several we can diversify biases in order to transcend them. » (2001, [51])87. La triangulation par multiplication des sources d’information peut se mettre en œuvre à différents niveaux88 :

  • La triangulation théorique correspond au fait d’utiliser plusieurs modèles d’analyse, plusieurs cadres théoriques pour lire et expliquer les phénomènes observés.
  • La triangulation de l’investigation implique la participation de plusieurs chercheur-e-s, qui observent les mêmes phénomènes.
  • La triangulation des données se réalise par le recueil de données à différents moments, lieux et/ou auprès de différentes personnes ou groupes de personnes.
  • La triangulation méthodologique est accomplie si différentes méthodes sont mises en œuvre dans la recherche.

La rigueur de la démarche de recherche correspond selon Christiane Gohier aux critères suivants :

‘« En recherche interprétative, (...) on parlera de rigueur et on évoquera principalement les paramètres de crédibilité, de transférabilité, de constance interne et de fiabilité. (...) La crédibilité traduit un souci de "validation" interne, au plan de la saisie des données, par l'utilisation de la technique de triangulation des sources et des méthodes ainsi qu'un souci d'établir la validité de signifiance de l'observation (accord entre le langage et les valeurs du chercheur et ceux de l'acteur) et la validité des signifiances des interprétations (corroboration de l'interprétation du chercheur avec d'autres personnes, voire avec l'acteur lui-même). (2004, pp. 6-7)

En ce qui concerne le critère de crédibilité, nous tentons d’y correspondre par la triangulation des méthodes d’analyse et par une exploration de la validité, du point de vue des participant-e-s, de la grille d’analyse thématique que nous avons utilisée et des résultats qu’elle permet d’obtenir. Ainsi, nous avons organisé un temps de restitution89 des résultats qui nous a permis d’appréhender la réaction des participant-e-s par rapport à la grille d’analyse thématique en premier lieu, puis par rapport aux résultats obtenus avec cet outil. Dans l’ensemble, les participant-e-s ont exprimé leur accord vis-à-vis de la catégorisation établie, tout en questionnant la définition de certains sous-thèmes (ce qui a été utile pour les circonscrire plus précisément) et en proposant quelques remaniements quant à l’organisation de la grille (repositionnement d’un sous-thème dans un autre ensemble…). Par ailleurs, elles/ils ont affirmé se reconnaître dans la synthèse des résultats qui leur a été présentée, disant que ceux-ci reflétaient, de leur point de vue, leur pratique professionnelle. Enfin, les interprétations proposées ont conduit à une discussion dialectique entre les participant-e-s, ce qui indique qu’elles remplissent la fonction que nous souhaitons leur donner : nourrir la réflexion sur les pratiques. C’est en effet dans ce sens que nous concevons leur utilité sociale : celle d’une mise en débat plutôt que d’une fixation d’un modèle de “bonne pratique”.

En ce qui concerne le principe de transférabilité, c’est-à-dire le fait que les connaissances puissent être “exportées” dans d’autres contextes, ce principe est soutenu par le fait que nous avons conduit des investigations sur deux terrains différents : si les observations réalisées dans le cadre du premier sont comparables à celles du second, ceci indique une potentielle transférabilité de ces observations. Par ailleurs, sur chaque terrain, nous avons rencontré deux groupes distincts de praticien-ne-s : celles occupant un poste d’assistante de service social ou de conseillère en économie sociale et familiale (appartenant aux professions traditionnelles du travail social), et ceux et celles exerçant de “nouvelles professions du social” (se caractérisant en particulier par l’absence ou le faible niveau de formation à leur emploi) : conseiller-e-s en insertion et autres chargé-e-s de mission. Si certaines observations sont transversales à ces deux groupes, ceci soutient l’idée qu’elles pourraient être valables pour les divers intervenant-e-s sociales (professions traditionnelles comme récentes). Néanmoins, ce travail qualitatif vise davantage à éclairer les processus complexes à l’œuvre, dans un contexte donné, qu’à une généralisation des conclusions. Plutôt qu’une volonté de démontrer les effets d’un facteur par son isolation – et même si la question de l’historicité des représentations professionnelles de l’aide est un axe central –, nous visons à repérer quel ensemble de facteurs se manifestent comme jouant un rôle dans la globalité et la complexité du phénomène observé.

En ce qui concerne le critère de constance interne, « l’indépendance des observations et des interprétations par rapport à des variations accidentelles ou systématiques (le temps, par exemple ou la personnalité du chercheur) » (Gohier, 2004, p. 7), nous avons visé à la maîtrise de ces variations par la triangulation des données, recueillies sur deux terrains différents, et à trois ans d’intervalle, ainsi que par la triangulation méthodologique, qui soutient la correspondance entre les données observées et l’analyse.

Enfin, le paramètre de fiabilité est défini par Christiane Gohier de la manière suivante :

‘« La fiabilité consiste en l’indépendance des analyses par rapport à l’idéologie du chercheur ; elle requiert la transparence du chercheur par le biais de l’énonciation par ce dernier de ses présupposés et orientations épistémologiques, par une implication à long terme sur le terrain et la triangulation des données. » (p. 7)’

La stratégie de triangulation, qui permet de transcender les spécificités de chaque approche théorique et méthodologique, conduit à une observation et une analyse plus fines (qualité de la recherche), d’une part, et plus fiables d’autre part (rigueur de la recherche). L’augmentation de la qualité de la recherche est liée au fait de mieux appréhender la complexité d’un phénomène, par le croisement de différents regards sur cet objet, en faisant alterner les filtres méthodologiques et théoriques utilisés. Par ailleurs, la rigueur de la démarche est étayée par la mise en parallèle d’observations et de résultats issus de méthodes différentes, si ceux-ci convergent vers des conclusions identiques. Comme l’affirme Thémis Apostolidis, « La stratégie de triangulation vise à conférer aux démarches qualitatives non seulement de la validité mais aussi, et surtout, de la rigueur, de l’ampleur et de la profondeur à la recherche. » (2003, p. 15). En somme, au-delà de l’enrichissement de la lecture des phénomènes, la triangulation permet de s’assurer de la stabilité de certaines observations et de la fiabilité des conclusions obtenues par des voies différentes.

Dans cette recherche, la triangulation s’opère à trois niveaux.

1) La triangulation théorique tient à l’association d’une perspective psychosociale (via l’approche des représentations sociales, principalement), de la théorie psychanalytique et d’un questionnement plus large sur les dynamiques socioculturelles, nous amenant à utiliser des connaissances et modèles issus de travaux historiques, sociologiques et anthropologiques. Ces champs de connaissance sont utiles pour tenter d’explorer le nouage des dimensions intrapsychique, psychosociale et culturelle dans le phénomène qui nous intéresse : le sens donné aux pratiques d’aide à autrui.

2) D’autre part, la triangulation des données s’opère par le recueil auprès de différentes praticien-ne-s, dans différents lieux (deux terrains de recherche) et dans une temporalité différente (premier temps de recueil en 2003, et deuxième temps en 2006-2007).

3) Enfin, une triangulation méthodologique est mise en œuvre dans l’analyse des données recueillies. Ce troisième niveau de triangulation nécessite un développement spécifique, car il convient d’exposer dès à présent les méthodes d’analyse employées. Nous avons souligné précédemment que le risque de projection de nos propres représentations et attentes est important, dans le temps d’analyse du matériel discursif. Afin que notre analyse s’ancre solidement dans ce matériau, nous avons élaboré un dispositif d’analyse permettant une triangulation méthodologique : nous allons à présent l’exposer.

Notes
85.

« Vérité : Connaissance reconnue comme juste, comme conforme à son objet et possédant à ce titre une valeur absolue, ultime » (Trésor de la langue française).

86.

Lors d’une intervention au sein d’un séminaire du Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (Université Lyon2), le 23/10/07. L’utilité d’une connaissance (notion, concept, modèle théorique, interprétation) correspond à sa valeur descriptive ou explicative vis-à-vis des phénomènes. Comme le souligne Alex Mucchielli : « Les chercheurs actuels savent très bien qu’ils n’ont pas atteint, au final, une “vérité”, mais plutôt une “représentation”, utile pour leurs objectifs de simplification, d’action ou de renouvellement d’une problématique. » (2005, p. 13).

87.

Notre traduction : « La logique conventionnelle de la triangulation par la multiplication des sources d’information correspond à l’idée que, par cette multiplicité, nous pouvons diversifier les biais liés à chaque source afin de les transcender. ».

88.

“Many have followed DENZIN's (1970) argument that triangulation should not only involve multiple methods ("data triangulation") but multiple investigators ("investigator triangulation") and multiple methodological and theoretical frameworks ("theoretical and methodological triangulation").” (Fielding & Schreier, 2001, [41]).

89.

Un temps de réunion (enregistré) a donc eu lieu, au cours duquel nous avons présenté la grille et les résultats aux participant-e-s présent-e-s (en majorité, certain-e-s étant en congés, ou pris-es par d’autres obligations).