b. Evolution de la conduite d’entretien

Nous avons déjà souligné que la méthodologie de recueil a été évolutive. L’évolution principale concerne le passage d’une conduite d’entretien assez directive, avec une grille d’entretien bien définie qui comprenait un certain nombre de questions, à une méthode beaucoup moins directive comportant trois axes d’interrogation. Au fur et à mesure des rencontres, une adaptation la conduite des entretiens a été réalisée, de manière à donner un champ d’expression de plus en plus large aux intervenant-e-s interrogé-e-s. Cette évolution peut s’expliquer par deux principaux éléments.

Tout d’abord, le fait d’assister et de participer aux premiers entretiens menés par Christine Durif-Bruckert a été très instructif, en ce qu’il a permis d’interroger les “habitudes” développées au fil d’expériences d’investigation précédentes. L’intérêt du dispositif constitué avec Christine Durif-Bruckert tient beaucoup, à notre sens, au fait qu’il est venu éclairer et questionner notre positionnement subjectif de chercheure, de par la présence d’une autre chercheure, qui par son altérité a mis en perspective notre propre pratique de recherche. C’est la grande richesse de la méthodologie adoptée ici : confronter sa pratique à celle d’un autre est un vecteur puissant de mise à distance de sa subjectivité, mais aussi d’élaboration d’un positionnement qui ne l’évacue pas et mais cherche à constituer un espace d’intersubjectivité – même si l’on ne peut tout à fait parler d’une triangulation de l’investigation, du fait des problématiques spécifiques élaborées par chacune d’entre nous.

Le deuxième élément, qui se situe dans la continuité du premier parce qu’il en découle, est que le champ d’investigation a pu être étendu bien au-delà du cadre des interrogations posées initialement. Or, c’est bien une décentration vis-à-vis de nos propres questionnements qui a ouvert la possibilité d’une écoute plus large : au-delà des points de vue consensuels, assez formels, qu’appelaient les questions utilisées lors des premiers entretiens, une place a pu être donnée à une expression plus singulière des personnes interrogées. Fort heureusement, les interventions de Christine Durif-Bruckert ont souvent donné, dans les premiers entretiens, la possibilité aux participant-e-s de dépasser le cadre des questions formulées ; ceux-ci ont donc tout de même pu être le lieu d’un développement de la pensée des personnes interrogées. A la fin de cette période d’investigation commune, nous avons convenu avec Christine Durif-Bruckert que les derniers entretiens se déroulent sans sa présence, les trois dernières rencontres ont donc eu lieu sans elle.

A posteriori, on peut observer une nette évolution dans ma conduite d’entretien : « mes questions » (le nous de la distance et du partage ne pouvant être utilisé ici), auxquelles les participant-e-s avaient souvent du mal à répondre, se sont petit à petit estompées pour laisser les participant-e-s cheminer, à leur manière, avec la question de l’aide à autrui. Bien entendu, la subjectivité se manifeste encore dans les interventions (questions, relances, réactions que l’on ne peut neutraliser sans rendre la rencontre inquiétante pour les participant-e-s) et continue ainsi à influencer le cours des propos tenus, mais du moins n’a-t-elle plus fait barrage à l’expression des praticien-ne-s rencontré-e-s. On le voit très bien dans le fait que les premières questions généraient des réponses courtes, avec peu d’implication, le discours prenant une tonalité tout autre dans les derniers entretiens.

Ainsi, notre pratique de recherche a pu évoluer dans le sens d’un élargissement du champ d’investigation. La subjectivité, qui peut constituer un barrage ou générer une orientation du discours recueilli, est aussi, quand elle prend une place plus juste, le moyen de rencontrer celle de l’autre. Or, pour aller au-delà d’une simple description des représentations professionnelles partagées, et comprendre en quoi elles étayent et organisent les pratiques, leur rapport avec le contexte (« matériel, social, idéel », selon l’expression de Denise Jodelet, 2002, explorer le système d’interprétation spécifiquement mis en œuvre par une personne permet de mieux saisir comment se constituent les modèles de pensée à l’œuvre dans le champ de l’intervention sociale, de la même manière que la partie immergée de l’iceberg sous-tend sa face émergée107. Ceci implique un mouvement de décentration vis-à-vis de ses hypothèses explicites ou implicites, qui sont bien souvent l’expression de sa propre subjectivité : un point de vue plus généralisable nécessite la rencontre de plusieurs subjectivités. C’est pourquoi cette phase exploratoire nous a amenée dans un champ d’investigation bien plus vaste que celui initialement délimité par nos premiers axes de recherche, pour laisser se déployer les « matrices de signification » des intervenants sociaux rencontrés. En cela, la méthodologie adoptée s’est rapprochée des recommandations formulées par Georges Devereux :

‘« Une science du comportement qui soit scientifique doit commencer par l’examen de la matrice complexe des significations dans lesquelles prennent racine toutes les données utiles, et par la spécification des moyens susceptibles de donner au chercheur l’accès à un aussi grand nombre que possible de ces significations, ou de lui permettre de les tirer au clair. » (1976/1980, p. 29)’

Notons toutefois qu’à ce mouvement de décentration vis-à-vis des axes de recherche initialement tracés a ensuite succédé un mouvement inverse, au fil de l’analyse des données, de recentrage, mais à partir des pistes de travail qui nous sont apparues lors de la réalisation, puis de l’étude des entretiens. Nos hypothèses de travail initiales, en partie grande partie centrées sur les dimensions intrapsychique et interpersonnelle, aboutissent à l’issue de cette phase exploratoire sur une mise en perspective socioculturelle du discours recueilli : l’éclairage historique et culturel s’est avéré pertinent pour l’étude des représentations professionnelles que nous avons pu repérer dans les entretiens.

Notes
107.

Observer la seule face émergée de l’iceberg autorise une description de celle-ci mais ne pourra expliquer comment il s’est formé, ni la place qu’il prend dans le paysage, ni son devenir possible dans le contexte qui l’entoure…