II. Développement des hypothèses

Nous allons rappeler les différents axes de la problématique formulée dans la première partie de ce travail, et les commenter au regard des résultats de la phase exploratoire, afin d’élaborer des hypothèses de travail précises pour la suite de cette démarche de recherche :

Comment les aidant-e-s interprètent-ils les pratiques d’aide à autrui qu’elles mettent en œuvre ? Quels contenus et dynamiques cognitifs, affectifs, quels aspects psychosociaux et culturels (significations collectivement partagées) contribuent à définir et animer leur rapport vis-à-vis de cet objet ? Quel univers de pensée, quelles représentations professionnelles participent de la forme donnée à l’expérience des aidant-e-s ?

Concernant ce premier axe d’interrogation, portant sur le sens donné à la pratique par les aidant-e-s du champ social (contenus des représentations professionnelles), et sur les dynamiques cognitive et affective repérables, nous sommes à présent en mesure de préciser nos hypothèses, ainsi que de définir des points à éclaircir par la suite.

Les résultats de la phase exploratoire tendent à montrer que les représentations professionnelles s’organisent autour de deux grands pôles : celui d’une activité relationnelle, où l’aidant-e, dans une posture maïeutique, vise à une évolution personnelle de l’aidé-e ; et celui d’une activité technique, en rapport avec les politiques d’action sociale, dont il s’agit de préciser davantage, par la suite, la logique selon laquelle elle s’organise. Le premier pôle s’inscrit dans une “perspective individuelle”, le second dans une “perspective sociale”, et nous faisons l’hypothèse qu’ils contribuent fortement à structurer les représentations professionnelles des aidant-e-s du champ social. Ces deux pôles du discours peuvent être compris comme deux manières d’interpréter les pratiques d’aide. Elles semblent coexister dans l’univers de pensée des aidant-e-s du champ de l’intervention sociale. Cette hypothèse, descriptive, concernant l’organisation de l’univers de pensée des aidant-e-s doit être confirmée et affinée à l’aide de l’ensemble des données recueillies sur notre second terrain.

Par ailleurs, si la coexistence de ces deux modes d’interprétation du rôle d’aide se vérifie, sont-ils “isolés” l’un de l’autre, ou sont-ils mis en rapport dans le discours ? Autrement dit, la dynamique (dans le sens du mouvement qui anime la pensée) de ce système d’interprétation doit être explorée. Nous porterons donc une attention particulière aux articulations de la pensée et aux conflits cognitifs, qui témoignent de cette dynamique.

La faible verbalisation autour de l’activité éducative (transmission de règles et/ou normes, position d’autorité) interroge : nous faisons l’hypothèse qu’elle est liée au fait que cette activité est perçue comme socialement indésirable, et donc en partie masquée dans le discours. L’hypothèse alternative est que ce rôle est effectivement peu joué dans les pratiques.

La notion d’écoute semble prendre une place particulière dans les conceptions de la pratique, car elle apparaît comme floue, dans l’usage qu’en font les participant-e-s, quant à ses fonctions et aux processus qu’elle contribue à générer. Un intérêt sera donc porté sur la place et la fonction de cette notion dans l’univers de pensée des aidant-e-s.

Suite à nos observations, nous nous demandons quel est le statut de l’affectivité du/de la praticien-ne pour les aidant-e-s professionnalisé-e-s : dans les conceptions de la professionnalité, quelle place occupe l’affectif (en tant que mouvements émotionnels se déployant au sein de l’interaction) ?

Par ailleurs, quelles fonctions remplissent ces représentations (orientation, régulation), quels enjeux intrapsychiques et quelles dynamiques de l’interaction viennent-elles révéler ?

Cet axe d’interrogation concerne la manière dont les représentations professionnelles peuvent être reliées aux enjeux de l’interaction (empathie, identification, conflits interpersonnels…) et à la dimension intrapsychique (conflictualités psychiques, dynamiques inconscientes).

Les processus identificatoires apparaissent comme une dynamique intrapsychique et de l’interaction à prendre en compte dans l’analyse de notre objet. Nous examinerons ce que le discours des intervenant-e-s sociaux laisse entendre de ces processus, des effets qu’ils produisent dans l’interaction, afin de les mettre en rapport avec les représentations professionnelles observées. Plus largement, en quoi les représentations professionnelles se manifestent-elles comme liées à des enjeux d’orientation des conduites, de régulation de l’activité cognitive et émotionnelle, et de maîtrise de l’environnement ?

Par ailleurs, l’importance de la plainte vis-à-vis du contexte institutionnel nous amène à prêter davantage d’attention cette dimension, à laquelle nous n’avions a priori accordé que peu d’intérêt. Ceci nous conduit à compléter cet axe par la question suivante : En quoi les pratiques et leurs représentations sont-elles liées au contexte institutionnel au sein duquel elles prennent place ?

Nous avons vu que le modèle s’inscrivant dans une perspective sociale, celle de l’action sociale, semble être lié au rôle prescrit institutionnellement, tandis que l’aide relationnelle se présente comme correspondant davantage à un rôle propre (Guimelli et Reynier, 1999), pour les intervenant-e-s rencontré-e-s. Cette hypothèse est à confirmer. Plus largement, nous tenterons de saisir en quoi les représentations professionnelles observées sont liées au contexte institutionnel au sein duquel les pratiques se développent.

Enfin, comment peut-on les rapporter au contexte social, culturel et historique dans lequel elles s’inscrivent ?

Cet axe vise à resituer les représentations observées dans un contexte plus large : celui des dynamiques sociales et culturelles actuelles (analysées dans le cadre de travaux sur l’hypermodernité) et passées (au travers de l’histoire des idées).

De manière générale, nous avons fait l’hypothèse que les contenus des représentations professionnelles et leur dynamique peuvent être éclairés par leur historicité, que ce cadre d’analyse est pertinent pour la compréhension de l’univers de pensée des aidant-e-s, des significations qu’ils et elles mettent en œuvre en rapport avec leurs pratiques.

Nous nous attendons donc à trouver des traces, dans le discours des intervenant-e-s sociales, du système de pensée antérieur que constitue l’éthique de la charité.

L’ensemble des observations réalisées nous conduisent à formuler l’idée que les représentations professionnelles axées sur la figure de l’action sociale sont à rapporter à l’épistémè humaniste, à la modernité qui dessine l’horizon de la “Sociodicée” (progrès social et perfectibilité de l’être humain) ; tandis que les représentations liées à la figure d’une aide comme activité relationnelle visant une subjectivation s’ancrent dans le contexte de l’hypermodernité, avec la préoccupation pour l’intériorité qui la caractérise.

La perception d’une désaffiliation des aidé-e-s (fragilité ou défaut du lien social), si elle est observable dans le second temps d’investigation, pourra être rapportée aux enjeux à l’œuvre dans l’hypermodernité (précarité, désinstitutionalisation).

Sur quelle(s) forme(s) d’éthique s’appuient les pratiques et les représentations des aidant-e-s ?

Nous visons à explorer, par cette question, le(s) système(s) éthique(s) – en tant qu’ensemble formé par l’éthique antérieure, la morale et l’éthique postérieure (Ricœur, 2004) – sur lesquels s’appuient les aidant-e-s.

L’hypothèse générale que nous formulons à l’issue de cette phase exploratoire, concernant les questions éthiques, est qu’une référence à l’éthique humaniste coexiste avec une référence à l’éthique du care. Cette hypothèse, pour être confirmée, s’appuiera sur les développements suivants :

Partant des observations que nous pourrons faire concernant le positionnement éthique des aidant-e-s, nous tenterons d’examiner les circonstances ou facteurs qui se manifestent comme inhibant ou favorisant le développement d’une conduite ou d’une réflexion éthique.

Ayant précisé ces hypothèses et piste de travail, nous allons à présent aborder les résultats obtenus par le second temps de recueil de données.