II. Le rôle professionnel et ses tensions

a. L’écart entre les discours modal et référentiel

Mais après ce premier temps de présentation des résultats, nous pouvons nous demander si ce déclaratif est un reflet fidèle de l’activité effectivement déployée, ou s’il est l’expression d’un idéal de pratique, pour les personnes interrogées. Dans le premier axe d’entretien, nous avons demandé aux participant-e-s d’expliquer leur rôle, de manière générale :

‘« En quoi consiste votre rôle et comment intervenez vous avec les personnes que vous rencontrez ? »’

Dans le second axe d’entretien, nous les avons interrogé-e-s sur des expériences professionnelles précises : l’une positive, l’autre négative :

‘« Pourriez vous me raconter une situation où, pour vous, l'aide a bien fonctionné avec une personne, et me dire, d'après vous, pourquoi ça a bien fonctionné ? Et puis, au contraire, me raconter une expérience où l'aide n'a pas bien fonctionné, et là aussi, pourquoi d'après vous ? (Vous pouvez commencer par l'une, ou par l'autre) »’

Le discours que nous recueillons alors dans ce temps est une position d’énonciation davantage impliquée (Vermersch, 1994), parce qu’elle correspond à des situations concrètes, vécues par les participant-e-s. Selon la distinction opérée par Alain Blanchet et Anne Gotman (2001, p. 33), le premier axe favorise le recueil d’un discours modal où s’expriment les conceptions des praticien-ne-s sur leur rôle, tandis que le second axe favorise un discours référentiel : la description des pratiques.

Nous ne pensons pas que le discours référentiel permette d’appréhender ce qui s’est produit dans le temps de l’interaction, car les récits des intervenant-e-s sont des reconstructions a posteriori. Ces récits traduisent donc comme dans le discours modal le point de vue des aidant-e-s, mais d’une manière différente, davantage reliée à l’expérience vécue dans l’exercice de la pratique. Et finalement, nous ne cherchons pas à savoir ce qui se produit “effectivement” (si tant est qu’on puisse le dire) entre aidant-e et aidé-e, mais plutôt à repérer quelles tensions, quelles dialectiques se jouent entre le rôle prescrit par l’institution140, le rôle “idéal” du point de vue du ou de la praticien-ne et le rôle que les aidant-e-s se voient jouer dans un contexte ou une situation donnée. Ainsi, un troisième terme vis-à-vis des rôles réel et prescrit peut être introduit : le rôle idéal, que nous rapprochons de la notion d’ « idéal professionnel » qu’utilise Christine Mias. Ce dernier « est en somme le modèle vers lequel “veut” tendre le travailleur social qui aspire à être un “bon” travailleur social. » (1998, p. 191). Le récit d’expériences professionnelles ne traduit pas, tel quel, le rôle réel, mais nous donne davantage à entendre l’expérience vécue par les participant-e-s dans une situation donnée.

Comme l’indiquent Yves Couturier et François Huot, le discours recueilli comporte ces trois versants du rôle joué dans la pratique professionnelle – rôle réel, rôle idéal, rôle prescrit :

‘« Si dans les entretiens de recherche nous constatons une certaine volubilité ou aptitude pour l’abstraction de la pratique, où valeurs, finalités, sens et même modèles de pratique sont spontanément évoqués, nous pensons qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un discours théorisant mais plutôt d’un discours d’ajustement normatif entre ce qui est fait, souhaité et prescrit. Ces informations apparaissent donc incertaines au plan théorique, et surtout partiellement conformes à ce qui est fait. » (2003, p. 110)’

Comme le souligne Yves Clot, l’activité développée dans le travail est, jour après jour, une négociation entre la réalité rencontrée et la prescription transmise dans les temps de formation d’une part, et au sein de l’institution d’autre part :

‘« Le réel c'est l'action de réalisation – jamais totalement prévisible – qui met le sujet aux prises avec les réalités objectives du monde des choses et des hommes, occasions et obstacles à son développement. (...) Autrement dit, l'activité réelle que nous analysons est toujours un rapport subtil entre le réitérable d'un genre et le non-réitérable d'une situation singulière. (…) Pourtant, travailler c'est toujours se mesurer à une hétéronomie de l'objet et de la tâche. La prescription n'est pas le contraire du travail. Elle est le résultat d'autres activités, le résultat “refroidi” des activités de gestion et de conception. » (1999, p. 94-96)’

Notre intérêt portant sur ces processus d’ajustement, de tension, de négociation entre le rôle prescrit, le rôle idéal (tous deux plus particulièrement exprimés dans un discours modal) et la réalité rencontrée dans la pratique, il est intéressant de comparer un discours général sur le rôle au discours tenu quand des expériences sont relatées (discours référentiel). Ainsi, par la question générale posée, le premier axe d’entretien occasionne avant tout141 l’expression du rôle prescrit et du rôle idéal, ces deux aspects correspondant à une définition “théorique” du rôle, tandis que le second axe favorise, par le récit de situations rencontrées, la verbalisation de sa mise en oeuvre, de l’expérience vécue sur la scène où se joue ce rôle. Bien entendu, le fait d’avoir préalablement exprimé ce qu’est leur rôle, de manière générale, influence ce qui est dit dans le second temps. Par souci de cohérence, les interviewé-e-s ont sans doute tendance à essayer de conformer “l’illustration” à la généralité, la pratique à la théorie. Mais, dans la logique du récit, peut-être ce souci de cohérence passe-t-il en arrière-plan, pour laisser voir ce qui s’est vécu dans une expérience donnée ? Des écarts sont-ils visibles, entre ce qui se dit du l’activité menée, de manière générale, et ce qui s’en dit dans la narration d’expériences vécues ? Aussi, il est intéressant de comparer le discours, principalement modal, tenu sur le rôle dans le premier temps de l’entretien à celui, plus incarné (discours référentiel), qui s’exprime dans le récit de situations rencontrées, afin de voir si des tensions sont repérables entre ces différents pôles.

Comparaison du discours tenu sur l’activité : axe 1 – rôle en général / axe 2 – récit de situations
Comparaison du discours tenu sur l’activité : axe 1 – rôle en général / axe 2 – récit de situations Les pourcentages expriment le poids de chaque sous-thème (en gras) et type d’activité (en dessous) par rapport au nombre total d’occurrences pour le thème de l’activité dans les axes 1 et 2, pour les CI d’une part, et les AS d’autre part. (CI/AS, Rillieux-la-Pape)

Des différences notables sont observables entre le discours qui concerne l’activité de l’axe 1, et celui de l’axe 2. En premier lieu, que peut-on remarquer pour les conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s ?

Pour les CI, l’activité reposant sur des compétences techniques est moins représentée dans le deuxième axe d’entretien, au profit d’une activité davantage liée à des compétences sociales et éducatives. La progression de la posture éducative est très remarquable (22% de l’activité dans l’axe 2 contre 10% dans l’axe 1) : lorsqu’ils/elles décrivent une situation, le fait de se positionner comme garant d’un cadre, des limites (règles, interdits) qu’il définit, et surtout le fait de transmettre des normes, des valeurs prennent une part beaucoup plus importante dans le discours. La description de situations vécues fait donc émerger une dimension du rôle bien moins verbalisée quand il s’agit de dire, de manière générale, en quoi consiste son travail. Nous nous sommes demandé, au cours de la phase exploratoire, si cette activité éducative ne serait pas mal assumée, parce que perçue comme socialement indésirable143, par les conseiller-e-s en insertion. Le rôle de rappel à l’ordre de bénéficiaires du RMI qui sont perçus comme des « profiteurs » ou des « assistés », rôle qui se laissait plutôt entendre de manière implicite dans le premier temps de l’entretien, apparaît explicitement dans les récits de situations :

‘« Je le revois en entretien, donc euh... il me dit : oui, mais vous comprenez, maintenant j’ai mon garçon. Euh, je lui dis : mais attendez, votre garçon, vous l’avez pas tous les jours ! Euh, vous l’avez le week-end tous les quinze jours. Je lui dis, euh : le plus grand service que vous pouvez lui rendre, c’est d’aller au boulot ! (…) Je lui dis : ça fait douze ans que vous ne travaillez pas. Vous vous rendez compte, douze années ! (…) Je veux dire, un gars qui est quand même assisté, assisté complet. » (Mme R., CI)’ ‘« J’leur dis : ben oui si vous travaillez pas comme tout le monde, le matin vous vous levez, euh... qu’est-ce que vous avez le matin, vous faites rien de votre journée, alors que si vous travaillez, vous serez plus satisfait, pourquoi pas travailler dans quelque chose qui vous plait ? Voilà. Commencer par une activité. » (Mme M., CI)’

Ce point de vue : « leur donner l’aide c’est très bien mais faudrait aussi qu’ils fassent des efforts pour aller bosser. » (Mme R.), s’exprime plus directement dans les récits de pratique qu’en début d’entretien où l’activité est davantage décrite comme un « accompagnement vers l’emploi ». Ces éléments nous permettent d’étayer l’hypothèse formulée au cours de la phase exploratoire, selon laquelle le fait que l’activité éducative de transmission de normes et de rappel à la règle soit peu verbalisée dans les entretiens tient davantage à son indésirabilité sociale qu’à sa faible mise en œuvre dans les pratiques. Cette validation de l’hypothèse pour la population de conseiller-e-s en insertion sera également confirmée pour les assistantes sociales, même si l’appel à la normalisation se met en œuvre de manière plus subtile, et avec une ampleur moindre quant à la violence symbolique dont témoignent les propos ci-dessus.

En ce qui concerne les AS, la tendance est tout autre, puisque la proportion d’activité liée aux compétences techniques augmente dans leurs propos (ce qui est lié, en grande partie, à un plus grand poids de l’activité de diagnostic : 19% dans l’axe 2 contre 8% dans l’axe 1), de même que pour les compétences relationnelles (verbalisation plus développée autour de l’écoute et de l’étayage). Le fait que l’activité de diagnostic soit moins évoquée quand il s’agit de décrire son rôle, de manière générale, indique-t-il que cette activité fait l’objet d’une censure partielle, pour les AS, dans leur identité professionnelle ? Nous sommes encline à le penser, car plusieurs AS ont insisté sur l’importance de ne pas juger les personnes :

‘« L’éthique c’est… j’crois que c’est le respect des personnes, déjà. De l’individu… protéger les personnes. Comme je l’ai dit tout à l’heure quoi. [...] Pas les juger. [...] Même si on évalue à moment donné, quand on évalue on est bien un peu dans le jugement, mais… [...] J’pense qu’on a quand même les œillères assez larges… on a quand même une capacité d’entendre les choses. » (Mme J., AS)’

Nous remarquons, ici, une tension entre la valeur de non jugement et l’activité de diagnostic, d’évaluation, ce qui peut expliquer l’écart dans le discours entre l’axe 1 et l’axe 2 sur cet aspect de l’activité. L’évaluation apparaît comme participant implicitement d’une dynamique d’appel à la normalisation : elle est ici opposée à l’éthique du « respect » des personnes, et nous comprenons mieux pourquoi elle est moins représentée dans la définition générale du rôle. L’indésirabilité sociale de la normalisation contribue à ce que l’activité d’évaluation soit moins fréquemment mentionnée dans le premier temps de l’entretien, la posture d’énonciation incarnée dans l’expérience (discours référentiel) induisant une verbalisation davantage en rapport avec le rôle que les participant-e-s se voient effectivement jouer. Nous voyons qu’au-delà de l’activité explicitement éducative, la normalisation peut prendre des voies plus indirectes pour convier les aidé-e-s à intégrer certaines normes sociales. Avec une formulation plus précise, l’hypothèse amenée au cours de la phase exploratoire se trouve étayée par ces observations : le fait que l’activité tendant à la normalisation des aidé-e-s soit peu mentionnée dans le discours tient davantage à son indésirabilité sociale qu’à un rôle réel où elle interviendrait peu.

Notes
140.

Et plus largement, prescrit par un contexte social et culturel contribuant à définir la “commande” sociale vis-à-vis des praticien-ne-s.

141.

Sachant que si le discours modal est favorisé dans le premier axe d’entretien, des récits s’y introduisent parfois : les propos tenus dans le premier temps ne sont donc pas purement un discours modal, ni ceux du second temps purement référentiels. Il s’agit seulement d’une tendance générale qui autorise la comparaison des discours tenu dans l’un et l’autre axe d’entetien.

142.

Les pourcentages expriment le poids de chaque sous-thème (en gras) et type d’activité (en dessous) par rapport au nombre total d’occurrences pour le thème de l’activité dans les axes 1 et 2, pour les CI d’une part, et les AS d’autre part.

143.

Ou plus localement, comme pouvant donner une image négative de leur rôle à leur interlocutrice, identifiée comme chercheure en psychologie sociale.