b. La notion d’écoute

Nous observons également que les AS développent davantage, dans le second axe de l’entretien, l’activité relationnelle associée à leur pratique, et plus particulièrement l’écoute et l’étayage apportés. Pourquoi ces aspects sont-ils plus présents ici ?

Nous avions observé dans nos données givordines que les “psys” constituaient la figure de l’autre intervenant-e, celui dont les aidant-e-s rencontré-e-s se différencient par un champ de compétence différent. Ceci est observable à Rillieux également, pour les AS comme pour les CI.

‘« Ce n’est plus de mon ressort, là, hein euh… on entre dans… dans… vraiment dans le psychologique et psychanalyse, c’est pas du tout mon ressort ça. Ca change, ça… ça sort de mon champ de compétences. » (Mme E., CI)’ ‘« Je lui dis : il faudrait que vous retourniez voir un psychiatre, ah mais non moi ça me fait du bien d'être là et de parler avec vous. Je lui dis : que ça vous fasse du bien, oui, je sais pas si c'est bien, voilà. Voilà c'est ce que je lui ai répondu : je sais pas si c'est bien quoi. Je pense qu'il y a des choses que je ne peux pas renvoyer. J'ai pas la formation. » (Mme H., AS) ’

Ainsi, les activités d’écoute et d’étayage étant perçues comme appartenant avant tout au champ de compétences des psys, l’identité professionnelle des AS intègre ces composantes sans pour autant les placer au premier plan. Dans le même temps, le/la psy représentant celui ou celle qui sait faire ce que les AS ou les CI ne savent pas faire (en caricaturant), un certain désir – plus ou moins inconscient – de participer au soin psychique144 des personnes aidé-e-s peut se lire entre les lignes. Dans le second axe de l’entretien, mettant moins en jeu les questions identitaires pour les praticien-ne-s, “l’interdit” de revendiquer un tel rôle se fait moins fort, et le récit d’une expérience autorise davantage l’expression de cette activité d’ordre relationnel :

‘« Il a très très mal vécu son licenciement. Euh... donc nous on a beaucoup travaillé en l’espace de quelques entretiens, euh... sur justement euh... qu’est-ce qui l’avait déçu, faire ce deuil… Faire ce deuil de son licenciement. » (Mme M.,CI)’ ‘« De les orienter intelligemment aussi par rapport à leur parcours professionnel, y'a une certaine confiance qui se crée entre euh... le bénéficiaire et son référent. Et là, ils se libèrent quoi. Sachant qu'on a un rôle aussi de... De... De psy, entre guillemets, parce que généralement ils ont des soucis et ils ont besoin d'en parler à quelqu'un et euh... » (M. S., CI)’

De manière générale, on remarque une vision idéalisée des effets de l’écoute, que nous pouvons qualifier de rapport enchanté à la parole :

‘« Enfin on sait où est le frein, d’appuyer dessus pour l’enlever, d’en parler euh… quand on arrive à le reconnaître, on l’enlève. » (Mme M., CI)’ ‘« La parole elle libère de toute façon donc... » (Mme L., AS)’

Cette dernière se présente ici comme un acte qui résout, de manière quasi magique, les difficultés rencontrées par les aidé-e-s145. Nous pouvons nous demander si cette “magie de la parole” ne ressort pas d’un déploiement du mécanisme de réparation obsessionnelle (Klein, 1932) : comme nous l’avons vu précédemment, cet échec partiel du mécanisme de réparation se caractérise par l’usage magique d’actes ou de pensées, qui, dans une toute-puissance des idées, sont invoqués pour réparer l’objet vécu comme abîmé. Hanna Segal (1964) proposait l’idée que le mépris vis-à-vis des personnes aidées, qu’elle observait dans une institution de charité, pouvait être relié au mécanisme de réparation maniaque. De manière comparable, nous pouvons relier le rapport enchanté à la parole, dans les pratiques d’aide, à la pensée magique qui caractérise la réparation obsessionnelle. Le désir de réparer, chez les aidant-e-s professionnalisé-e-s, peut en effet achopper sur les limites de leur champ d’action, et plutôt que de reconnaître celles-ci, la réparation obsessionnelle offre la possibilité d’échapper à la blessure narcissique que constituerait un aveu de l’impuissance à agir sur ce dont se plaint l’aidé-e. Le rapport à la parole se manifeste régulièrement (mais pas seulement) comme une croyance en la vertu du simple fait « d’exprimer » ses sentiments, ses ressentis. Le fait que les participant-e-s témoignent à plusieurs reprises de l’idée que demeure tout de même leur rôle d’écoute, quand ils ou elles ne peuvent « rien faire » pour aider une personne, tend à étayer notre proposition concernant le lien que le rapport enchanté à la parole entretient avec la réparation obsessionnelle :

‘« Et on sort, et on se dit : il est vraiment dans une merde pas possible. Mais on peut rien faire quoi. Sauf qu'on l'a écouté. » (Mme Cc., AS)’ ‘« Il y a des personnes qui ont besoin de... Besoin de nous rencontrer simplement pour qu'on puisse... Ouais, les écouter, même si effectivement on a pas vraiment de solutions à leur apporter. » (Mme K., CI)’

Enfin, nous remarquons que, lorsque les participant-e-s sont questionnées sur ce à quoi correspond la notion d’écoute, leurs réponses sont vagues, voire confuses, marquées par des hésitations, des silences :

‘« INT : oui, et au départ vous aviez parlé de ce rôle d'écoute. À quoi ça correspond pour vous?
Mme C. : ouais, ben ça c'est quand même une grande question, parce que... Je pense que... Enfin notre écoute forcément est limitée de toute façon, parce que... Parce qu'on peut pas... Enfin... L'écoute je sais pas si à un moment donné... Attendez voir, je réfléchis, au lieu de faire des “euh”... des “ben”... [.....] L'écoute c'est... Ouais, ça reste une écoute professionnelle aussi de toute façon, hein, c'est ça. C'est dur ! De répondre à cette question. » (Mme C., AS)
« - INT : vous écoutez quoi ? [....] Si vous voyez ce que je veux dire par là ? (rire)
- Mme B. : Euh… On écoute en fait euh… on lui demande euh…. Après ça dépend si c’est le premier entretien ou si c’est quelqu’un qu’on connaît depuis quelques temps, mais en gros la situation dans laquelle elle est maintenant, comment elle la vit, tout ça, son ressenti. » (Mme B., AS)
« - INT : Alors comment ça se euh… ça se pratique, pour vous, cette écoute-là ?
- Mme M. : Comment… Euh… l’écoute, c’est surtout ben… j’attends la demande… de la personne… » (Mme M., CI)’

Ces retardements, ces silences témoignent de mécanismes psychiques d’isolation (D’Urung, 1974), caractéristiques de défenses obsessionnelles, ce qui contribue à soutenir l’idée qu’un lien peut être établi entre l’usage de la notion d’écoute et la réparation obsessionnelle. L’impression d’une boîte noire, concernant l’usage de la notion d’écoute, que nous avions eue à Givors, nous a poussé à tenter d’explorer son contenu, et nous avons été étonnée de voir que la boîte est bien souvent vide (en poussant à l’extrême cette image). C’est la raison pour laquelle nous proposons l’idée que la notion d’écoute est en partie du registre de la croyance, par les vertus quasi magiques qui lui sont attribuées. Bien entendu, nous ne pensons pas que la parole ne peut avoir d’effets sur le mieux-être ou l’émancipation des aidé-e-s, mais l’usage de la notion d’écoute, par les participant-e-s, interroge quant à l’arrière-plan qui le soutient, et duquel peut à notre sens participer le mécanisme de réparation obsessionnelle. D’autre part, ceci ne signifie pas que les aidant-e-s ne prennent pas en compte la demande (à ses différents niveaux : aide matérielle, mais aussi demande de reconnaissance sociale, d’échange intersubjectif…) des personnes qui les sollicitent, ni que les aidé-e-s ne trouvent pas d’interlocuteur/trice avec lequel ou laquelle la parole peut prendre une fonction cathartique, parfois dans un axe transférentiel (dont le déploiement peut être induit de certains récits de pratique).

Pour affiner encore l’analyse du discours sur l’activité, observons à présent comment, au sein de ce second axe centré sur l’expérience professionnelle, se décline la verbalisation de l’activité selon que l’expérience a été positive ou négative :

Activités caractéristiques des expériences négatives / positives
Activités caractéristiques des expériences négatives / positives Ces résultats ont été obtenus en soustrayant les occurrences pour l’activité rapportée dans le récit de l’expérience négative à celles de l’expérience positive (c’est la raison pour laquelle il y a des valeurs négatives, quand le nombre d’occurrences est supérieur pour l’expérience négative). Précisons que si le résultat obtenu donne un nombre d’occurrences relativement faible, il traduit bien un écart entre le discours de l’expérience positive et celui de l’expérience négative , car le nombre moyen d’occurrence pour les différents types d’activité est de 10,5 pour les CI et de 10,9 pour les AS. (Rillieux-la-Pape)

On remarque en premier lieu que le profil des résultats n’est pas le même pour les AS et les CI. S’ils se rejoignent sur le fait que l’étayage caractérise les expériences positives, les autres activités qui se distinguent comme étant plus spécifiques des situations “positives” ne sont pas les mêmes : pour les AS, le soutien technique, la médiation et le rôle éducatif sont davantage développés dans les expériences positives ; pour les CI, au-delà de l’étayage il n’y a pas d’activité qui ressort comme étant plus particulièrement présente dans les narrations d’expériences connotées positivement.

Ainsi, les récits d’expériences positives, pour les AS, montrent que celles-ci ont apporté, dans ces situations, leur soutien aux personnes aidées de différentes manières : sur le plan relationnel (soutien moral), sur le plan technique (mise à disposition de leurs compétences), sur le plan social (médiatiser le lien avec des partenaires) et sur le plan éducatif (plutôt lié à une visée de transmission147). Ceci traduit le fait que le modèle d’une “bonne pratique”, pour les AS, ne s’axe pas sur un seul type de compétence, mais qu’il repose sur de multiples niveaux d’intervention. En ce qui concerne les expériences négatives, il n’y a pas d’élément qui émerge de manière spécifique.

Pour les CI, l’étayage est le seul type d’activité qui apparaît comme caractéristique des expériences positives. De l’autre côté, les expériences négatives se spécifient par l’activité de diagnostic, d’évaluation, et par le fait de poser un cadre, des limites, aux personnes reçues. Ceci peut indiquer, à notre sens, que les situations où le cadre de travail est transgressé (ou du moins vécu comme tel) par les aidé-e-s sont celles qui mettent les CI le plus en difficulté, et que l’activité d’évaluation correspond à une tentative de maîtriser une situation déstabilisante.

La comparaison du discours recueilli dans la première partie de l’entretien à celui qui se déploie dans le second temps de récit d’expériences a montré que, pour les conseiller-e-s en insertion, une activité de type éducative se donne davantage à voir dans ce contexte d’expression de la pratique professionnelle. Pour les assistantes sociales, le rôle apparaît comme plus marqué par les compétences techniques (dans leur modalité d’évaluation plus particulièrement) et relationnelles. Nous voyons que ces observations commencent à révéler des tensions entre le rôle qu’ils/elles voudraient (rôle idéal) ou devraient (rôle prescrit) avoir, et celui qu’elles/ils se voient jouer (rôle réel) dans l’exercice de leur profession – ces enjeux étant spécifiques à chacun de ces groupes professionnels. Nous commençons à saisir quelques aspects de la dynamique représentationnelle, en tant que mouvements d’articulation entre les différents contenus des représentations professionnelles. Nous allons développer ces observations.

Notes
144.

Nous pensons d’ailleurs qu’avec certaines personnes, les aidant-e-s interrogées accompagnent, de leur place d’intervenants sociaux, à certains moments et dans une certaine mesure, un travail d’élaboration psychique : certains processus à l’œuvre dans l’interaction peuvent être comparés à ceux qui peuvent être en jeu au cours d’une psychothérapie. Ceci ne signifie pas qu’ils ou elles font le travail d’un-e psychologue, mais que certains phénomènes peuvent être communs à ces deux types de pratiques (cf. par exemple à propos du transfert : Rouzel, 2003).

145.

Bien évidemment, nous pensons que la prise de parole a des effets, et que ceux-ci peuvent être thérapeutiques (sans quoi les entretiens à visée psychothérapeutique n’auraient pas de sens), mais la production langagière n’est pas automatiquement thérapeutique, à notre sens (et d’expérience, en tant que psychologue en Centre Médico-Psychologique), les choses étant à notre sens plus complexes. Le seule « expression » ne nous paraît pas être thérapeutique, les effets cathartiques de la parole nécessitant le fait de “s’entendre parler”, mais aussi le fait qu’elle s’inscrive dans un ensemble de jeux interpersonnels soutenant cette prise de parole et sa fonction subjectivante. Ce qui n’empêche pas que les aidé-e-s puissent effectivement se saisir de l’espace qui leur est offert pour mener, en s’appuyant sur leur interlocuteur ou interlocutrice, un travail de subjectivation ayant valeur d’émancipation.

146.

Ces résultats ont été obtenus en soustrayant les occurrences pour l’activité rapportée dans le récit de l’expérience négative à celles de l’expérience positive (c’est la raison pour laquelle il y a des valeurs négatives, quand le nombre d’occurrences est supérieur pour l’expérience négative). Précisons que si le résultat obtenu donne un nombre d’occurrences relativement faible, il traduit bien un écart entre le discours de l’expérience positive et celui de l’expérience négative , car le nombre moyen d’occurrence pour les différents types d’activité est de 10,5 pour les CI et de 10,9 pour les AS.

147.

Par exemple, Mme J. (AS) explique ce que signifie pour elle ce rôle éducatif : « Ben nous on a un rôle éducatif, c’est… c’est large hein le rôle éducatif. Oui, pouvoir aider la personne à identifier les lois… à les intéger, les accepter. Alors, faire comprendre le sens… parce que s’il y a pas de sens… une loi ça peut être bête et méchant. (…) Evidemment on est pas là pour… comment dire… pour leur faire la morale, certainement pas mais pour les aider à intégerer certaines lois. Pour qu’ils se sentent mieux dans la société parce que de toute façon dans la vie il y a des tas de frustrations qu’il faut digérer.»