c. La tension entre « respect » et normalisation

L’observation des propos tenus sur le “ cadre ” (matériel, mais aussi idéel) de la pratique est également l’occasion de saisir les tensions qui se manifestent entre rôle prescrit et rôle idéal. Au sujet du “ cadre ” du rôle, nous avons regroupé dans ce sous-thème les propos portant sur ce qui contribue à encadrer les pratiques, à fournir des points de référence, à définir le rôle des AS et des CI : les missions qui leur sont confiées (rôle prescrit explicitement formulé en tant que tel), le cadre matériel et organisationnel (modalités pratiques) dans lequel elles sont mises en œuvre, et les principes, les règles déontologiques qui s’appliquent à ce rôle – ces derniers points soutenant la définition du rôle idéal.

Le cadre du rôle (CI/AS, Rillieux-la-Pape)
Le cadre du rôle (CI/AS, Rillieux-la-Pape) Pour chaque aspect, nous indiquons ici le pourcentage de l’effectif, au sein de chaque groupe professionnel, pour montrer que la question du « respect du choix » est très consensuelle dans notre échantillon.  :

Principalement, dans ces entretiens, le principe de respecter le choix des personnes (AS et CI) et la règle de confidentialité (pour les AS) sont mis en avant.

‘« Parce qu'en fait on est toujours que... Moi je suis toujours source de proposition, après je ne peux rien imposer, sauf quand il y a une histoire de protection de l'enfant, sinon je suis pas là pour imposer quoi que ce soit, à mon sens. » (Mme Cc., AS)’

L’affirmation de respecter le choix, la liberté des personnes peut être rapporté aux enjeux qui traversent les pratiques des AS et des CI. Leurs missions sont liées au cadre législatif, au contexte social mais aussi culturel au sein duquel s’inscrivent leurs pratiques. Le cadre législatif définit des mesures, des dispositifs d’action sociale (RMI, services sociaux…) en précisant leur visée générale, leurs modalités et leurs conditions d’application. Les missions des AS et les CI comprennent le fait de vérifier que les conditions sont bien remplies dans l’application de la mesure. Pour autant, l’activité de contrôle est très rarement verbalisée de façon explicite, un non-dit règne sur cet aspect du rôle, qui fait parfois l’objet d’une dénégation :

‘« Et en même temps, je me vois pas flic. » (Mme H., AS)’ ‘« J'ai pas envie, moi je suis pas là pour fliquer les gens, et des fois c'est un peu ce qu'on veut nous faire faire aussi, donc euh... » (Mme Cc., AS)’

Par ailleurs, les missions de ces praticien-ne-s, dans le cadre du RMI, sont dirigées vers l’insertion sociale et/ou professionnelle des personnes reçues : le fait de trouver un travail, un logement, etc. sont les objectifs concrets de leur action, ce qui est par contre exprimé très clairement. D’une certaine manière, elles/ils doivent donc pousser les personnes à chercher un emploi, à se socialiser voire parfois à se normaliser :

‘« Donc c’est bien une éducation des codes et ça me semble important. Bon on va pas heu… enfin y a des jargons dans toutes les entreprises, y’a des codes vestimentaires par exemple heu… vous travaillez à l’hôpital, et bien… faut avoir une tenue… une blouse blanche ou une blouse rose à rayures. Heu… tout dépend de la fonction que vous avez, si vous êtes chirurgien, ben c’est du bleu ou du vert si vous êtes… enfin voilà et on arrive pas avec une crête en iroquois et… (rire) » (Mme E., CI)’

Ce point de vue traduit une perspective de normalisation, selon la définition qu’en propose Christine Mias :

‘« La normalisation peut être rapprochée du courant du “contrôle social” dans lequel on demande à l’individu de s’intégrer dans un cadre précis, d’adhérer à des normes de fonctionnement normées et normatives. (…) Normaliser c’est corriger ce qu’il y a d’anormal dans le comportement des individus pris en charge afin que leur conduites soient compatibles avec l’ensemble des conduites sociales. » (1998, p. 204)

L’affirmation du respect du choix des personnes correspond à la volonté d’associer les missions et l’adhésion des personnes (dans l’idéal que les praticien-ne-s peuvent avoir de leur rôle), mais aussi à notre sens à une certaine dénégation, là encore, de la « violence symbolique » 149 (Bourdieu & Passeron, 1970150) liée à la demande de normalisation qui se met en œuvre dans l’interaction avec les personnes aidées. Il y a donc une tension entre la posture éthique, qui tire du côté du respect des désirs et de l’individualité des personnes, et l’acceptation d’une commande institutionnelle et sociale, transmise dans le rôle prescrit, mais aussi par les représentations sociales véhiculées dans les interactions externes au champ professionnel (et qui proposent souvent une interprétation du chômage en termes d’inadaptation, volontaire ou involontaire, des individus) – commande tirant donc vers la normalisation. Mme P. témoigne de cette conflictualité :

‘« Parce que si moi je me mets une grille en me disant qu'à la fin de la mesure ils sont en emploi, j'vais dire j'prends pas le temps d'écouter la personne et de l'accompagner là où elle en est, c'est-à-dire que j'suis déjà avant elle quoi. Donc ça va pas si j'marche devant. Puis… et puis à l'emploi pourquoi, pour dire qu'elle a été à un emploi, j'veux dire pour moi c'est pas forcément un résultat positif d'être à l'emploi. (…) Pour un financeur euh… c'est difficile aussi d'expliquer, ça a bougé en lui pour lui, ça lui a ouvert euh… enfin ça l’a interrogé sur euh… sa place dans la famille, avec ses parents euh… euh… Mais oui effectivement on en est au même point qu'au départ concrètement. (…) Les financeurs qui, bon : vous êtes opérateurs d'insertion, c'est très bien ce que vous faites, mais vous devez amener les gens vers l'emploi, donc euh… (…) Parce qu'on peut avoir se contenter d'une grille de résultats, euh, hein statistique, c'est-à-dire bon euh donc quelqu'un est emploi, il est en intérim, mais il est en emploi hein, donc mise à disposition, il est en emploi, il est en contrat aidé, il est en emploi. Mais si on se projette trois mois après, qu'est-ce qui se passe pour la personne ? » (Mme P., CI)’

Le repérage de cette tension est fondamental pour comprendre ce qui se joue pour les aidé-e-s, comme pour les aidant-e-s. De notre point de vue, le fait de se trouver être le vecteur d’une telle normalisation peut causer une souffrance professionnelle importante, quand elle entre en contradiction avec une posture éthique ou tout simplement quand l’empathie, l’identification à l’autre ne sont pas “gelés”.

Notes
148.

Pour chaque aspect, nous indiquons ici le pourcentage de l’effectif, au sein de chaque groupe professionnel, pour montrer que la question du « respect du choix » est très consensuelle dans notre échantillon.

149.

L’activité pouvant être classée dans le champ des compétences éducatives ne correspond, à notre sens, pas systématiquement à l’exercice d’une violence symbolique. Par exemple, quand l’aidé-e transgresse le cadre institutionnel ou légal dans lequel s’inscrit la pratique (conditions d’application d’une mesure, etc.), nous ne considérons pas que l’aidant-e exerce une violence symbolique lorsqu’elle/il rappelle ce cadre. La distinction entre les normes, les valeurs – qui sont relatives – et les règles, les lois – qui sont une convention applicable à tou-te-s dans un espace donné – est de notre point de vue fondamentale pour distinguer l’exercice d’une violence symbolique d’une action éducative émancipatrice pour le sujet (même si cette distinction n’est pas toujours facile à faire). Ainsi, la violence symbolique peut être comprise comme une confusion entre ces deux dimensions : celui ou celle qui l’exerce se comporte comme si ses valeurs devaient être partagées par tou-te-s.

150.

« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, i. e. proprement symbolique, à ces rapports de force. » (p.18). L’activité pouvant être classée dans le champ des compétences éducatives ne correspond, à notre sens, pas systématiquement à l’exercice d’une violence symbolique. Par exemple, quand l’aidé-e transgresse le cadre institutionnel ou légal dans lequel s’inscrit la pratique (conditions d’application d’une mesure, etc.), nous ne considérons pas que l’aidant-e exerce une violence symbolique lorsqu’elle/il rappelle ce cadre. La distinction entre les normes, les valeurs – qui sont relatives – et les règles, les lois – qui sont une convention applicable à tou-te-s dans un espace donné – est de notre point de vue fondamentale pour distinguer l’exercice d’une violence symbolique d’une action éducative pouvant être émancipatrice pour le sujet (même si cette distinction n’est pas toujours facile à faire). Ainsi, la violence symbolique peut être comprise comme une confusion entre ces deux dimensions : celui ou celle qui l’exerce se comporte comme si ses valeurs devaient être partagées par tou-te-s, comme si elles avaient force de loi.