d. Les modalités possibles pour gérer cette tension

Face à ce conflit, nous repérons que deux issues sont possibles : il est possible, d’une part, d’inhiber l’empathie vis-à-vis de l’aidé-e en considérant qu’il/elle “mauvais” (dans le sens kleinien d’un mauvais objet). On voit ainsi comment les représentations professionnelles des aidé-e-s sont liées aux enjeux de l’interaction. Ce processus de dévalorisation est repérable dans les propos suivants :

‘« [Dans un propos général :] Et qu'on accepte à 30,40 ans, avec une famille derrière... En responsa... Enfin, Le poids d'une famille, que... De faire que de ça. Et de pas s'en sortir autrement. [..] C'est vraiment une mauvaise volonté de leur part quoi. » (M. S., CI)’ ‘« Mais bon, elle a épuisé toutes les structures de Lyon. Et du Rhône. C'est-à-dire c'est le genre de personne euh... Elle va téléphoner au préfet. Je veux dire elle est vraiment tarée quoi. Elle sait pas où elle en est. » (Mme R., CI)’

Les mouvements de dévalorisation des aidé-e-s observés ici peuvent être compris, comme l’analysait Hanna Segal (1964), comme une défense s’appuyant sur le mécanisme de réparation maniaque : un posture de mépris vis-à-vis de l’objet affectivement investi est une manière “d’éluder” l’acte affectif de réparation, impliquant une préoccupation éthique pour l’autre (éthique postérieure) qui peut entrer en conflit avec une commande institutionnelle et sociale de normalisation. Maintenir ce positionnement éthique peut ainsi conduire à se démarquer de la demande des financeurs, ce dont témoignait Mme P., et risquer de voir ses subventions remises en cause. La dévalorisation des aidé-e-s peut ainsi constituer une issue, permettant d’éviter une distanciation vis-à-vis de la demande des financeurs. Au-delà des conséquences que cette issue peut avoir pour les personnes aidées (impact négatif sur l’estime de soi, voire stigmatisation, sur le plan psychosocial ; exclusion du dispositif RMI sur le plan matériel, si l’aidé-e est considéré-e comme « profiteur » et radié-e par l’instance ad hoc), nous pensons que cette “solution” est coûteuse également pour les aidant-e-s. C’est d’ailleurs ce qu’indique M. S. :

‘« C’est voilà, c’est euh… Il nous est antipathique quoi et euh… c’est pas humain de travailler dans ces conditions, avec une personne que… qu’on sent pas du tout. »’

Il n’est certes pas nécessaire d’avoir cet arrière-plan institutionnel pour qu’une certaine antipathie puisse être éprouvée vis-à-vis de quelqu’un-e, le jeu des affinités ou inimitiés se déroulant spontanément, mais la dévalorisation ou l’agressivité vis-à-vis des personnes sont en général contenues par les valeurs morales qui s’enracinent dans l’éthique postérieure, ce dont témoigne M ; S.:

‘« La personne qui m’est antipathique si vous voulez… mais je suis obligé de travailler, je suis professionnel avant tout. Je suis là pour l’aider même si elle m’exaspère dans sa façon d’être et puis euh et même physiquement je veux dire, c’est euh… mais j’suis obligé de travailler avec elle. (…) Après, il faut euh il faut euh il faut être objectif aussi, il faut prendre du recul et se dire que, on est là pour aller l’aider, on est pas là pour les casser. » (M. S., CI)’

Le fait d’avoir à contenir une certaine agressivité, ce qui correspond à une exigence professionnelle autant qu’éthique, est un travail cognitif et affectif “coûteux”, en ce qu’il nécessite de faire appel à des ressources internes (élaboration psychique) et externes (valeurs morales).  Or, si le rôle prescrit contribue à écarter les questions éthiques – en ce que l’injonction à travailler, quelles qu’en soient les conditions151, peut leur être privilégiée –, l’économie de ce travail devient plus probable, et le mécanisme de défense que constitue la réparation maniaque peut alors se mettre en œuvre fréquemment. La dévalorisation de l’aidé-e “résout” le conflit entre rôle prescrit et questions éthique, en effaçant son second terme. L’évaluation des pratiques des aidant-e-s professionnalisé-e-s, en rendant plus prégnante la prescription des financeurs, dans un contexte où l’emploi des intervenant-e-s est lui-même précaire, peut donc être comprise comme un facteur qui inhibe le développement d’une réflexion éthique.

L’autre issue possible à ce conflit entre positionnement éthique et demande institutionnelle apparaît comme une manière de maintenir ses deux termes, tout en relativisant dans certaines situations le cadre dans lequel s’inscrit la pratique. Les aidant-e-s mettent alors à distance la commande institutionnelle (ce qui ne signifie qu’ils l’évacuent, celle-ci restant présente à leur esprit), soit en n’appliquant pas certaines règles, soit en adoptant un écart ou une attitude critique vis-à-vis de cette commande :

‘« Enfin elle n'aurait pas à rester inscrite comme demandeur d'emploi, parce qu'elle recherche pas réellement autre chose comme emploi [que celui de tierce personne pour son mari]. Hein. Mais en même temps euh... En même temps je me vois pas euh... annuler son dossier, du coup elle percevra plus l'ASS152, enfin, elle aura plus de complément, et elle sera du coup dans une situation financière très très difficile. Donc après c'est du cas... Enfin je dirais : c'est du cas par cas. Comme je dis, on... travaille avec des gens, l'être humain, et on peut pas non plus faire n'importe quoi. Alors que effectivement, si on appliquait la gestion de la liste demandeurs d'emploi, y'a plein de gens qui n'auraient rien à faire dans nos fichiers. » (Mme K., CI)’ ‘« Nous derrière, enfin je veux dire, derrière nous, on nous force un peu la main à dire aux gens mais ils faut qu'ils prennent n'importe quel boulot qu'ils trouvent, etc… C'est compliqué quand on a des gens qui ont des vrais projets professionnels qui prennent du temps, parce que c'est artistique, ou parce que voilà, et que derrière on nous dit : ouais euh... artistique, ça va bien, mais il faudrait qu'il bosse. Donc vous voyez, voilà, c'est des petites choses comme ça qui parfois... sont un peu... difficiles. » (Mme Cc., AS)’

Cet autre mode de résolution du conflit entre deux exigences parfois contradictoires constitue une issue plus “heureuse”, du point de vue de l’éthique, que la précédente : parmi les praticien-ne-s que nous avons rencontré-e-s, celles/ceux ayant adopté cette posture n’expriment pas d’agressivité ou de sentiments d’antipathie vis-à-vis des aidé-e-s.

Ayant mis en lumière différentes tensions repérables, dans les propos étudiés, concernant la pratique et les représentations professionnelles qui la soutiennent, nous terminerons l’exploration des conceptions du rôle par l’examen des “objets” sur lesquels se centre l’activité : les « problématiques » qui amènent l’aidé-e à faire appel à l’aidant-e, du point de vue de ces dernier-e-s.

Notes
151.

Il y a un conflit d’intérêt entre les financeurs, qui visent à réduire les coûts de l’action sociale, et les bénéficiaires de ces mesures. Si cet intérêt peut se rencontrer quand les bénéficiaires souhaitent également retrouver un travail, à n’importe quelle condition, le désir d’un-e chômeur/se d’avoir un certain niveau de rémunération, ou un travail qui l’intéresse, conduit (dans le meilleur des cas) les intervenant-e-s sociaux à se faire les agents d’une négociation entre ces deux intérêts. Mais il est possible qu’ils ou elles portent principalement l’intérêt des financeurs, surtout si leurs statistiques doivent être améliorées… C’est sans doute la raison pour laquelle nous avons eu l’occasion de voir à plusieurs reprises, dans le cadre de notre pratique de psychologue, que peut se formuler une demande que l’aidé-e prenne un poste nécessitant de nombreuses heures de transport, et ce pour un salaire plus que modeste. L’intérêt des aidé-e-s n’est donc pas toujours pris en compte de manière raisonnable, ce qui s’explique très bien d’ailleurs par le contexte de la commande institutionnelle (baisser les coûts) et sociale (avec l’idée répandue que beaucoup de gens ne font pas d’efforts pour travailler).

152.

Allocation Spécifique de Solidarité.