a. Les objets de la pratique

Le tableau suivant présente les résultats concernant les propos centrés sur la situation des personnes rencontrées dans le cadre de l’exercice professionnel (catégorie “ propos sur les aidé-e-s ”). Le thème “ explication de la situation” correspond à l’ensemble des propos où les participant-e-s expliquent la situation de la personne aidée, de manière précise (par exemple : « c’est une femme mariée », « il était très déprimé », etc.). Il est donc difficile de déterminer des sous-thèmes pour ce thème, nous en avons néanmoins “extrait” ce qui concerne les difficultés perçues par les aidant-e-s pour regrouper ces propos dans le thème des “ difficultés ”, qui comprend également les propos tenus, d’une manière générale, sur les problèmes que rencontrent les aidé-e-s. Ce découpage permet de faire ressortir les principales « problématiques » identifiées par les aidant-e-s, autrement dit les objets sur lesquels se concentre l’activité.

Propos sur les aidé-e-s
Propos sur les aidé-e-s Les résultats des autres thèmes pour la catégorie “propos sur les aidé-e-s” sont présentés plus loin, dans la partie consacrée aux enjeux de l’interaction.  : description de leur « situation » (CI/AS, Rillieux)

En ce qui concerne les difficultés que perçoivent les participant-e-s chez les personnes aidées, le discours reste, comme à Givors, très hétéroclite (la rubrique “autres” contient le plus grand nombre d’occurrences), mais le plus grand nombre d’observations permet de faire émerger des récurrences dans les difficultés identifiées par les intervenant-e-s.

Nous voyons que les difficultés d’ordre psychique sont le plus fréquemment évoquées (71 occ.), ce résultat étant principalement lié aux propos des conseiller-e-s en insertion – ces difficultés ne venant qu’en troisième lieu pour les assistantes sociales. Ceci est étonnant au regard des missions confiées à ces praticien-ne-s : celles-ci ont une visée sociale, et ne sont pas censées répondre aux questions de santé mentale. Ces résultats peuvent être liés au fait que si les aidé-e-s attendent une aide sur le plan social quand elles/ils sollicitent les institutions auxquelles appartiennent les participant-e-s, ils/elles manifestent dans le même temps leurs éventuels souffrance ou troubles psychiques à leurs interlocuteurs/trices. Or, comme en témoigne Mme E. :

‘« Comment je dois réagir face à une personne… aux personnes difficiles, comment on fait pour euh… face à une personne paranoïaque, face à une schizo, comment on fait ? Nous on a pas cette formation, aussi faible soit-elle. » (Mme E., CI)’

Le manque de formation peut ainsi amener ces praticien-ne-s à parler davantage des difficultés d’ordre psychologique, car celles-ci les mettent eux/elles-mêmes en difficulté : la verbalisation importante autour de ces questions peut traduire les interrogations, voire le désarroi qu’elles suscitent. On peut alors se demander si la réduction horaire d’enseignement de la psychologie, dans la dernière réforme de la formation154 des assistant-e-s de service social, est pertinente. D’autre part, le poids de cette thématique, dans le discours, témoigne de la focalisation de l’intérêt sur l’intériorité des aidé-e-s, comme nous l’avions remarqué à Givors – intériorité souvent envisagée en termes psychologiques (dépression, souffrance psychique, schizo(phrénie), parano(ïa), pathologie mentale sont des termes employés assez rarement, mais qui émaillent le discours de termes issus de la psychopathologie). Si l’on ajoute aux occurrences de la question des “troubles et souffrance psychiques” celles concernant la « perte de confiance », la « dévalorisation » des personnes (fréquemment avancées), cette thématique devient dominante, ce qui montre que la préoccupation pour la dimension subjective de l’expérience des aidé-e-s est forte, et prolonge les observations réalisées à Givors.

Si l’on compare, au sein des propos tenus dans le deuxième axe de l’entretien, les difficultés évoquées dans le récit d’une expérience négative (connotation de réussite) à celles évoquées dans les expériences positives (connotation d’échec), on constate qu’il n’y a pas vraiment de différence repérable entre ces deux discours, ce qui indique que les issues positives ou négatives de l’accompagnement n’apparaissent pas comme liées à telle ou telle difficulté (comme par exemple, une perte de confiance en soi entraînant systématiquement un échec de l’accompagnement). Néanmoins, dans le groupe des CI, un petit écart est observable sur les « souffrances ou troubles psychiques » (12 occurrences dans le récit d’une expérience négative contre 4 pour l’expérience positive), ce qui indique que ces « problématiques » sont plus fréquemment évoquées dans les accompagnements considérés comme des échecs par les CI. Les conseiller-e-s en insertion seraient-ils/elles davantage mis-es en difficultés face à ces problématiques ? Ces résultats tendent à montrer que la formation est un étayage important, pour les praticien-ne-s, afin de faire face aux situations où une souffrance ou des troubles psychiques sont manifestés par les aidé-e-s.

Par ailleurs, si les praticien-ne-s interrogé-e-s utilisent assez souvent des notions et concepts issus du champ de la psychologie, car ceux-ci leur permettent de donner du sens aux situations rencontrées, on peut remarquer une sorte de malaise dans l’usage de ces notions :

‘« Mais parce qu'un moment donné, voilà, sans le vouloir, j'ai appuyé sur le truc qui a fait que ça l'a... Et forcément, sa relation à l'argent, elle était liée à ça. C'était bien que quelque part, c'était lié à ça. Alors est-ce que... Alors j'en sais rien, je veux surtout pas faire de la... de la psycho de comptoir, j'en sais rien, mais est-ce qu'elle était en train, inconsciemment, de reproduire ce qu'elle avait pu... Enfin j'en sais rien, je sais pas. » (Mme A., AS)’ ‘« Mais ça arrive aussi que les gens nous disent des choses que on a vécues, et qui ont été douloureuses, euh... Mais il y a des moments aussi où... Justement je pense que quand on est trop dans... On parle un peu de transfert ou de choses comme ça, mais quand il y a trop de similitudes aussi parce que... Parce que il y a des gens qui vont plus nous toucher. » (Mme C., AS)’

Ces citations indiquent que pour les praticien-ne-s interrogé-e-s, il ne serait pas tout à fait légitime, de leur part, d’utiliser des concepts psychologiques155. Soulignons toutefois que ceux et celles-ci savent qu’ils/elles s’adressent à une psychologue (sociale, certes, car c’est ainsi que je me suis présentée, mais ce statut social a pu les amener à considérer que face à moi, il n’était pas légitime d’user de ces termes) : un-e autre interlocuteur/trice aurait peut être recueilli un discours où ces notions auraient été davantage utilisées. D’autre part, ceci peut traduire le fait que les connaissances du champ de la psychologie, et plus particulièrement celles en lien avec la théorie psychanalytique, restent très fortement associées aux pratiques de soin psychique et qu’il est difficile pour les aidant-e-s du champ social de les intégrer dans le cadre de leurs pratiques et de leurs missions, sans “troubler” leur identité professionnelle et la définition de leur champ de compétences et d’action.

Une certaine confusion est d’ailleurs repérable entre le fait de disposer de connaissances en psychologie et le fait de se situer dans un cadre thérapeutique :

‘« J'ai envie de dire notre formation à l'entretien, elle est limitée, nous. Parce qu'à un moment donné on nous dit bien qu'il faut reformuler, qu'il faut... Mais on a pas derrière, l'analyse. J'ai pas les outils, quoi. » (Mme H., AS)’

Il “suffirait” d’acquérir ces connaissances pour que l’intervention devienne psychothérapique, ce qui peut correspondre à une négation de la spécificité d’un dispositif de soin psychique (un-e psy ne constitue pas, à notre sens, un dispositif par sa seule présence). Le désir implicite de participer d’un soin psychique, comme nous l’avions souligné en examinant les données givordines, peut contribuer à ce que la spécificité d’un cadre thérapeutique soit peu évoquée dans les entretiens, au profit de la question du savoir des psys, comme s’il manquait “juste” ce savoir (mais pas le fait de s’inscrire dans un dispositif prévu à cet effet) pour accompagner une démarche psychothérapique. Cet aspect peut être rapproché de la “magie” accordée à la parole que nous avons précédemment évoqué.

Par ailleurs, « l’isolement », la « désocialisation », la « marginalisation » sont des propos récurrents dans les difficultés identifiées par les participant-e-s. En témoignent par exemple ces propos :

‘« Ben peut-être aussi des personnes qui sont... J'allais dire qui sont laissés-pour-compte, qui sont un peu hors circuit, j'allais dire quoi. Qui sont... Par le côté financier, par le côté de leur rôle, justement, social, par le côté de leur relation, tout ça. Elles sont quand même assez isolées. » (Mme L., AS)’

La question de la désaffiliation était déjà abordée à Givors, mais nous nous étions demandé si la récurrence de cette thématique n’était pas liée à l’articulation de la phase exploratoire de recherche au dispositif de recherche-action centré sur la question de la précarité. Or, dans un autre contexte, cette perception d’un lien social dégradé, dont les intervenant-e-s sociaux témoignent à propos des personnes qui font appel à eux, se donne également à entendre. Ces résultats viennent donc soutenir l’hypothèse que nous avons formulée à l’issue de la phase exploratoire : ces représentations d’une désaffiliation des aidé-e-s (marqué-e-s par la fragilité ou le défaut du lien social) sont à relier au contexte social d’une société hypermoderne où les processus de précarisation et de désinstitutionalisation se déploient. Nous pouvons dire que, globalement, les aidé-e-s sont perçu-e-s en tant que personnes possédant quelque chose qu’il faudrait évacuer : un “surplus” de souffrance, ce surplus étant le corollaire d’un manque : le défaut d’inscription sociale. Ces représentations professionnelles s’ancrent donc dans les processus sociaux à l’œuvre dans l’hypermodernité – et les intervenant-e-s sociales occupent une place de choix (!) pour les observer –, mais correspondent également à une reprise des analyses psychologiques et sociologiques, auquel le champ de l’intervention sociale fait appel (dans la formation initiale et continue de ses acteurs), à leur appropriation par les praticien-ne-s au travers de lectures, de conférences, d’échanges d’informations et d’analyses entre pairs… Ces références, parfois explicites dans l’usage de termes savants, sont lisibles dans les entretiens. Ceci tend à montrer que l’appropriation de savoirs issus de travaux de recherche soutient le repérage et l’analyse, par ces praticien-ne-s, des processus sociaux à l’œuvre dans l’hypermodernité.

Notes
153.

Les résultats des autres thèmes pour la catégorie “propos sur les aidé-e-s” sont présentés plus loin, dans la partie consacrée aux enjeux de l’interaction.

154.

120 heures actuellement contre 160 dans la réforme de 1980 (Delaunay, 2005).

155.

Ceci est explicitement formulé par Mme O. : « C'est dit avec les problèmes des personnes qu'on suspecte relevant de la schizophrénie, parano, tout ça. Mais c'est vrai qu'il faut être vigilant parce que on est pas psy donc on a pas la légitimité pour dire ça. »