b. Les situations rencontrées et leur symbolisation

D’autre part, on observe que les participant-e-s décrivent longuement les situations des personnes rencontrées (total de 699 occurrences pour le thème “ explication d’une situation ”). Remarquons que les CI développent davantage cette description : 370 occurrences contre 292 (score pondéré) pour les AS. Nous y voyons également un effet de la formation : les conseiller-e-s en insertion apparaissent comme davantage “collé-e-s” à la dimension concrète de la situation que ne le sont les assistantes sociales, sans doute parce que ces dernières disposent d’outils de pensée permettant de synthétiser, d’analyser et d’interpréter, autrement dit de symboliser les conduites et les différents éléments rapportés par les aidé-e-s. Ce qui permet d’expliquer ce résultat, montrant que les AS donnent une vision plus synthétique des situations rencontrées.

La verbalisation portant sur la « situation » des aidé-e-s se met principalement en œuvre dans la seconde partie de l’entretien, où les participant-e-s relatent une expérience positive et une expérience négative (71,4% de l’ensemble des occurrences pour ce thème se situent dans l’axe 2 pour les CI, et 64,1% pour les AS). Cette proportion importante est logique, au regard de l’appel à la position d’énonciation impliquée, au discours référentiel (situations vécues plus que généralités sur la pratique) que constitue le deuxième axe du guide d’entretien.

Néanmoins, ces explications viennent également spontanément dans le premier axe d’entretien portant sur la définition du rôle (et très rarement dans la dernière partie : 7 occurrences seulement pour l’ensemble des participant-e-s). Le fait qu’un tiers environ des propos visant à décrire une situation spécifique soit compris dans le premier temps de présentation générale du rôle et de l’activité demande alors une explication. La lecture des entretiens, centrée sur cette question, montre que les aidant-e-s rencontré-e-s relient souvent le sens que prend leur rôle aux expériences concrètes vécues dans le cadre de leur pratique. Plus précisément, l’observation indique que le sens donné aux pratiques se constitue en reliant les expériences vécues aux notions générales (accompagner, écouter, analyser…) qui fournissent des points de repère pour la définition du rôle.

Ce processus, qui montre les traces du phénomène d’objectivation décrit par Serge Moscovici (1961)156, se donne ainsi à voir dans la constitution des représentations professionnelles :

‘« - INT : Et vous parliez de les aider à prendre en charge leur situation. A quoi ça correspond, pour vous, ça ?
- Mme L. : Euh … ça correspond par exemple, encore un exemple de… de femmes qui viennent… qui en fait expriment euh… Je sais pas, je prends un exemple concret, une femme qui est venue l’autre jour accompagnée de sa sœur, que je ne connaissais pas, et elle est venue pour un dossier de surendettement. » (Mme L., AS)
« - INT : et pour ce temps d’analyse, comment vous travaillez?
- Mme C. : Ça c'est... J'essaye de... Comment je fais quand je fais une analyse... Ben c'est... En partant de faits concrets, je sais pas, par exemple, c'est difficile de prendre un exemple, mais de choses concrètes je vais essayer de tirer une… peut-être pour me dire ben tiens y'a peut-être... Je sais pas. Ouais. C'est ça, je pense à un monsieur qui avait un souci de... Enfin, il avait été signalé par le médecin de la sécurité sociale… » (Mme C., AS)’

Nous voyons bien, dans ces témoignages, que l’explication d’une notion passe par sa mise en lien avec des expériences issues de la pratique. Ainsi, le travail de symbolisation est à distinguer de la simple possession de notions théoriques. Celles-ci ne contribuent à donner du sens aux pratiques que lorsqu’elles peuvent être reliées à la réalité rencontrée, réinvesties dans le contexte de l’exercice professionnel. Le sens d’une notion centrale pour la pratique émerge en allant “du général au particulier”, car sa signification a émergé dans le processus d’objectivation qui établit une correspondance entre le concret et l’abstrait. Ces observations sont importantes, parce qu’elles indiquent que le sens ne réside pas dans une notion, un support symbolique donné, mais plutôt qu’il se constitue dans le mouvement dynamique qui relie l’idéel et le réel, la représentation et le vécu, la théorie et la pratique, le général et le particulier. La perte du sens de l’activité, qui cause une souffrance professionnelle, serait-elle liée à l’impossibilité de mettre en œuvre ce mouvement ? Si c’est le cas, restent à déterminer les causes possibles de cette impossibilité, ce qui ouvre des perspectives de recherche. Ces observations nous amènent à nous interroger sur les supports symboliques sur lesquels s’appuie la pratique : dans quels réseaux de significations plus larges s’inscrit l’activité professionnelle dont nous venons d’explorer les modalités de description ?

Après avoir examiné la manière dont l’activité est décrite, et les tensions qu’elle recèle dans la dialectique entre rôle idéal et rôle prescrit, voyons à présent dans quelle culture professionnelle elle s’inscrit, autrement dit sur quel ensemble de supports symboliques (plus généraux) elle s’appuie, d’après le contenu des entretiens étudiés.

Notes
156.

L’objectivation correspond au fait de « résorber un excès de significations en les matérialisant » et à « transplanter au niveau de l'observation ce qui n'était qu'inférence et symbole » (1961/1976, p. 108).